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Tessé, courtisan aussi délié que militaire médiocre, incapable d’aucune initiative stratégique, et dont l’unique étude était d’accomplir à la lettre les instructions personnelles de Louis XIV et celles de Chamillard. Cependant, faute de ressources suffisantes ou faute d’habileté, Tessé échoua cette fois dans l’exécution des ordres formels de son maître, qui lui prescrivait de suspendre toutes ses opérations afin de reprendre Barcelone à tout prix. Un siège mollement conduit en présence d’une flotte maîtresse d’une mer où le pavillon français ne se montrait plus fut suivi d’un désastre aggravé par la présence du roi d’Espagne et par les récriminations amères que s’adressèrent les deux nations engagées ensemble dans cette entreprise funeste. Si indifférent qu’il parût au malheur comme à la gloire, l’on pouvait deviner chez Philippe, depuis la présence de son rival en Espagne, l’indomptable résolution de mourir les armes à la main pour la défense du seul droit qui touchât sa conscience et sa fierté. Il avait déployé devant Barcelone une bravoure inutile, et lorsque le maréchal de Tessé rendit nécessaire la levée du siège par son refus de le continuer, l’insurrection avait fermé devant le roi tous les chemins de sa capitale. Pour rejoindre la reine régente au sein des deux Castilles demeurées fidèles, Philippe dut prendre, la mort dans l’âme, le chemin de la France, afin de se diriger par le Roussillon vers la Navarre, en donnant à ses ennemis un prétexte plausible pour transformer sa sortie du royaume en une désertion de sa couronne.

La fortune n’envoyait pas à la reine des épreuves moins terribles qu’à son époux. Exaltée par la grandeur du péril, mais trouvant dans le sang-froid de Mme des Ursins les secours que lui refusaient et son ardeur et son âge, adorée des Madrilègnes, auxquels dans ces jours de crise elle se confiait avec un touchant abandon, la Savoiana, par le prestige de ses douces et fortes vertus, maintenait seule l’autorité royale dans un pays où « il auroit fallu avoir quasi une armée par province[1]. »

Un jour on désespéra partout de l’avenir, partout, excepté au palais du Retiro. La place d’Alcantara, défendue par dix bataillons, derniers débris de l’armée espagnole, s’était rendue sans combat ; soit ineptie, soit trahison, Salamanque venait d’être occupée, et les Anglo-Portugais s’avançaient à marches forcées sur Madrid, afin d’y faire proclamer Charles III. Il fallut fuir et quitter une ville d’un dévouement éprouvé pour se confier à des fidélités douteuses. Le roi avait rejoint l’armée française ; la reine, accompagnée de sa

  1. Le maréchal de Tessé à Chamillard. Dépêche du 4 février 1706. Mémoires de Nailles, t. II, p. 380.