Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/331

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avertit que Locke est loin de les avoir évités. Dugald Stewart et sir William Hamilton, M. Hallam et M. Rogers sont d’accord : le style de Locke est un fort bon anglais ; il est correct, simple, raisonnable, quelquefois même ingénieux et piquant, mais il est lâche et traînant, et rarement amené à cette justesse et à cette lucidité qui sont la première parure de la science. Il ne paraît pas que Locke se fît un grand travail d’écrire et qu’il prît beaucoup de peine pour dire le mieux possible ce qu’il voulait dire. Les réflexions jetées dans ses journaux sont philosophiquement aussi bien écrites, si ce n’est mieux, que ses ouvrages destinés au public. S’il avait longuement pensé aux matières traitées dans l’Essai, il ne semble pas en avoir fortement médité la composition, pas plus que la rédaction : le sujet est mal limité ; les deux premiers livres pourraient être séparés des deux derniers ; l’ordre dans lequel ils sont placés paraît arbitraire. L’ouvrage n’est pas comme un tout cohérent, comme une déduction méthodique dont les diverses parties s’éclaircissent, se rectifient et se corroborent mutuellement. Ce reproche grave, qui tombe sur l’ouvrage et l’écrivain, peut venir en atténuation pour la doctrine et le philosophe.

Une autre observation, qui porte davantage sur le fond des choses, expliquera mieux les erreurs de Locke, ses erreurs réelles et ses erreurs supposées. Il s’est trouvé en présence d’une difficulté ou même d’une contradiction que rencontrent presque tous les réformateurs, car il prétendait certainement l’être de la philosophie qu’on enseignait dans son pays et faire ce dont on ne s’était jamais avisé. Une réforme, une innovation en tout genre, ne saurait être assurément regardée comme un acte de scepticisme ; elle n’atteste nulle défiance de la raison. Tout au contraire ; en tout genre, même en politique, elle est un effort de la pensée contre le fait, elle est le raisonnement opposé à la tradition. Une telle tentative suppose ordinairement qu’on s’est trompé jusque-là, et qu’on se trompe encore, qu’il y a de l’erreur, du mal, de l’abus à déraciner. Elle atteste donc à la fois la force et la faiblesse de l’esprit humain ; elle oblige ceux qui l’entreprennent à beaucoup insister sur ses erreurs passées, sur sa supériorité actuelle, à exalter à la fois la puissance des préjugés et celle de la raison. Aussi nul ne dit-il autant de mal des opinions humaines et de l’état des sciences avant lui que le philosophe qui aspire à les remettre dans la voie de la vérité, et qui par là même témoigne de sa confiance dans cette humaine intelligence qui produit les opinions et les sciences. On peut croire que l’orgueil individuel trouve moyen de concilier cette contradiction, et je n’entreprendrai pas de soutenir la thèse de la modestie des philosophes. Ce qui est certain, c’est que les plus célèbres parmi