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avaient donné à la logique nègre une direction plus dangereuse encore pour Soulouque. En voyant celui-ci faire si bon marché du prophète et du sorcier vaudoux, la masse se demanda vaguement si la main qui frappait le prêtre n’en voulait pas à l’autel. Ce soupçon fut reconnu injuste[1] ; mais c’était déjà un symptôme grave qu’il eût pu se produire. Le peuple commençait évidemment à faire une distinction entre l’autel et le trône, et une autre remarque vint la corroborer. Soulouque, soit qu’il se fût dit à lui-même : « Le vaudoux, c’est moi, » soit qu’arrivé au dernier terme de ses désirs, il crût n’avoir plus à se gêner avec les dieux nègres, Soulouque, depuis qu’il était sacré empereur, ne daignait plus faire acte de présence aux rites nocturnes de la couleuvre. La mort de Belle-garde et de Souffran, ses deux puissans et fidèles acolytes en sorcellerie, rompit le dernier lien d’intimité entre le vieux monarque et ce formidable carbonarisme africain[2], qui, en cessant d’être à lui, devait par la nature même de l’institution, se tourner contre lui, car les griefs populaires trouvaient là de fréquentes occasions de s’aboucher et de se concerter sans contrainte, à l’abri d’un secret qui a tout à la fois pour garantie de terribles pénalités humaines et la peur des puissances invisibles.

Ces griefs ne se limitaient plus du reste à des questions de sentiment. Les manies militaires, architecturales et agricoles de Soulouque en soulevaient de plus positifs, et qui touchaient plus directement les masses.


II

Quand le bon Dieu eut créé le blanc, le mulâtre et le noir, il autorisa chacun d’eux à réclamer un don. Le blanc voulut aussitôt du papier, une plume et de l’encre ; le mulâtre, un beau cheval et de belles femmes. — Et toi, ne veux-tu rien ? demanda le bon Dieu au noir, qui ne disait mot. — Moi, cher bon Dieu, je suis avec ces messieurs ;… mais si vos moyens vous permettent de disposer d’un bout de galon, je le prendrai volontiers (chai bon Dié,

  1. Vérification faite, il demeura établi que le sorcier avait été au contraire arrêté à la suite d’une discussion où, dans un accès subit de scepticisme, il avait pris fait et cause pour la médecine rationaliste contre la médecine vaudoux.
  2. Je soupçonne même l’âme de Bellegarde (je l’ai vue) d’avoir joué un rôle dans la défection du vaudoux. Un papa-loi (sorcier) des environs de Port-au-Prince avait trouvé cette âme au bord d’une source et l’avait emportée chez lui dans un pot de terre, d’où elle donnait la nuit des consultations aux nombreux pèlerins qui venaient l’interroger avec un certain mystère. Elle était métamorphosée en couleuvre. Si cette âme-là se cachait, c’est qu’apparemment elle ne se sentait pas la conscience bien nette sur l’article des conspirations.