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si je ne vous avais pas épousée à l’église, vous ne passeriez pas la nuit ici pour ce seul mot ! » Il n’y avait donc pas jusqu’au dévouement qui ne fût réduit à tremper, par la complicité du silence, dans l’universelle conspiration qui faisait le vide autour du vieux monarque : — conspiration sans programme, sans drapeau, sans chef et par cela même aux ordres du premier signal venu. Chacun, mulâtre ou noir, continuait d’apporter à la ronde sa banale poignée d’encens, mais en bénissant d’avance et au fond du cœur la main, quelle qu’elle fût, qui substituerait à l’encens la poudre. Le hasard a voulu que ce rôle échût à Geffrard, et que la main qui détruisait fût justement la plus apte à reconstruire.


III

Geffrard est griffe, c’est-à-dire mulâtre d’origine et noir de peau, ce qui lui permet de dire « nous » au milieu des mulâtres et au milieu des noirs. Le griffe a ce privilège d’être revendiqué par les deux castes à la fois. Par son nom, par ses antécédens, par ses idées, Geffrard symbolisait non moins heureusement que par sa peau la coalition spontanée de ces deux castes contre une tyrannie qui, à force de mêler le sang de l’une aux sueurs de l’autre, avait confondu leurs intérêts et leurs vœux. Son père, griffe lui aussi, était ce général Nicolas Geffrard qui, sous Dessaline, dont il fut un des principaux lieutenans, eut le courage de se montrer humain, et qui, après le meurtre de celui-ci, fut avec Pétion le promoteur de la constitution de 1806, destinée à brider la tendance bien connue de Christophe à recommencer Dessaline et Toussaint Louverture. Ce nom de Geffrard se place donc au frontispice de l’histoire haïtienne comme une double protestation contre le mot d’ordre d’extermination et de despotisme apporté cinq fois en cinquante ans par l’école ultra-noire.

Le futur président naquit à l’Anse-à-Veau en 1806. Orphelin en bas âge, il fut adopté par le colonel Fabre, dont il ajouta le nom au sien, et s’engagea dès l’âge de quinze ans dans le régiment de son père adoptif. Ce n’est qu’au bout de vingt-deux ans, à la veille même de la chute de Boyer, qu’il parvint au grade de capitaine. Il prit parti avec toute la nouvelle génération mulâtre pour cette révolution de 1843 que devaient suivre de si cruelles déceptions, mais qui, à travers les inexpériences, les ridicules, les impuissances où elle finit par s’embourber, ne poursuivait pas moins le véritable secret de la fusion des castes : l’initiation du noir à la responsabilité du citoyen. Le capitaine Geffrard entraîna pour son coup d’essai un régiment au front duquel il s’était présenté, suivi seulement de deux