Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pays libre des jours meilleurs pour sa patrie, et cet homme, indécis, dit-on, dans les choses ordinaires de la vie, se montra inébranlable.

Toute l’année 1685 se passa en pénibles précautions. Après avoir quitté Amsterdam, Locke s’était retiré à Utrecht. Guénelon, se trouvant trop en évidence pour lui donner asile, le cacha chez son beau-frère, M. Ween. Limborch lui faisait passer ses lettres et lui gardait son testament. Locke s’était confié à l’un des magistrats de la cité, qui, sans lui taire qu’on ne pourrait le défendre si le roi d’Angleterre insistait pour son extradition, lui promit que le secret de son asile ne serait pas trahi, et qu’en cas d’alarme son hôte serait averti à temps. Il resta caché, ne sortant que le soir, puis alla passer quelques mois à Clèves, de là revint à Utrecht et enfin à Amsterdam, où il demeura chez Guénelon presque toute l’année 1686, se montrant davantage et jouissant d’une sécurité relative.

Les fragmens de son journal de voyage en Hollande, publiés par lord King, ne contiennent que des observations sur la contrée. Ils offrent peu d’intérêt ; on n’y trouve aucun trait à sa situation, non plus qu’à ses travaux. Il était cependant loin d’être oisif : plusieurs de ses grands ouvrages ont été terminés ou ébauchés en Hollande. C’est en 1686 qu’il avait fondé, avec Le Clerc et Limborch, une société littéraire dont les réunions hebdomadaires lui rappelaient ses habitudes d’Oxford. On croit généralement que c’est à la même époque qu’il mit la dernière main à son Essai sur l’Entendement humain, et ses nouveaux amis d’Amsterdam reçurent la confidence du mémorable ouvrage dont la conversation de ses amis de Christ Church lui avait, quinze ans auparavant, suggéré la première idée. L’abrégé de l’Essai, qui parut en français dans la Bibliothèque universelle, est de Locke, qui possédait assez notre langue pour l’avoir peut-être traduit lui-même.

La philosophie est le digne sujet des méditations d’un proscrit. Au milieu des traverses de la vie sociale, la contemplation des choses immuables détache l’âme de ses peines et de ses ressentimens. Celui-là cependant qui souffre pour une juste cause lui serait infidèle en quelque manière s’il en détournait sa pensée, même pour ces vérités de tous les temps que les révolutions du monde n’atteignent pas. Ce serait prendre noblement, mais froidement, son parti sur les intérêts du droit, qui sont de ce monde et qui nous sont confiés à un titre aussi sacré que peut l’être la vérité pour la raison. L’exil au contraire doit, au risque de se faire plus douloureusement sentir, animer dans toute âme honnête l’attachement pratique au bien des hommes, la sincère passion de la justice et de la liberté. Je n’aurai jamais une grande idée de celui qui, dans les jours de la