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à quatre heures du soir que j’avais dit !… » Et moitié bâillant, moitié maugréant, en brave père de famille dont l’unique chagrin serait d’avoir des serviteurs distraits ou trop zélés, il laissa retomber sa tête sur l’oreiller. Une seconde après, il dormait d’un sommeil d’enfant. La cruauté raisonnée de Tibère, la cruauté sensuelle de Néron, la cruauté morne et atone des césars imbéciles pâliraient à première vue devant cet invraisemblable sommeil, qui, tout bien considéré, n’est encore une fois que Soulouque à sa plus simple expression, Soulouque dans sa bonhomie et dans sa prud’homie de logicien nègre. En ordonnant un massacre qu’il jugeait nécessaire au maintien de l’empire, il se sentait simplement quitte envers sa conscience. Parmi les personnes vouées par lui au bourreau, il comptait de nombreuses amitiés privées ; mais, selon la formule africaine, ce n’était pas « jour à l’amitié, » et ce qu’il prenait pour les hurlemens des prisonniers égorgés pouvait tout au plus lui apporter l’impression que causerait le bruit des pompes au propriétaire dont la grange serait menacée d’incendie : une impression de sécurité. Peu lui importait, pourvu qu’on éteignît le feu, que ce qui allait couler à cette intention fût rouge.

Ce nouveau somme de sa majesté fut du reste de courte durée. Le bruit croissant de l’extérieur, l’entrée précipitée d’autres généraux qui apportaient cette fois des nouvelles positives, forcèrent Soulouque à se lever, et le son d’une fanfare inusitée, mais qui évoquait chez lui un souvenir de jeunesse, vint paralyser subitement ses mains, en ce moment occupées à rattacher le plus indispensable des vêtemens, lequel resta par ce fait entre-bâillé jusqu’au soir. Si nous consignons ce minime détail de mise en scène, c’est qu’il devait nuire considérablement à la solennité du cinquième acte. — « C’est la marche du Nord ! » dit le vieux monarque d’une voix faible. Cette marche, qui, un demi-siècle auparavant, annonçait aux mulâtres terrifiés de l’ouest l’approche du roi Christophe, c’est-à-dire l’extermination, avait été adoptée par l’armée insurrectionnelle, et leur apportait cette fois la délivrance. Voici ce qui s’était passé.

Pendant que Soulouque concentrait tous ses moyens de surveillance sur les bourgeois, dont l’unique préoccupation était de retenir leur souffle en comptant les secondes qui les séparaient du moment fatal, Geffrard avait fait ce calcul très sage, que le concours des prisonniers est bien moins décisif que le concours des geôliers. Au lieu de s’aboucher avec ses partisans naturels, qu’il eût achevé de compromettre sans grand profit pour la cause commune, il avait concentré tous ses moyens d’action sur les zinglins et la garde impériale, c’est-à-dire sur les gardiens de l’enceinte et les gardiens du