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profonde que rien n’abuse, cette grandeur sans faste, trop sérieuse et trop simple pour se faire sentir à première vue, et qui ne se révélait qu’à la réflexion, cette pénétrante connaissance des hommes, unie à la volonté invariable de ne jamais les croire ni les trahir, cette fidélité sans illusion, sans enthousiasme, sans défaillance, à l’humanité, à la modération, à la liberté, sont autant de qualités que le philosophe pouvait envier au héros, et qui avaient dû de bonne heure rendre aux timides le courage et aux sages l’espérance. On n’est pas surpris de voir, le 11 février 1689, John Locke monter sur le vaisseau qui ramenait la princesse d’Orange, disons mieux, la reine Marie en Angleterre.


V

Locke avait à peine remis le pied dans son pays que lord Mordaunt, plus tard comte de Peterborough, qui était ministre et qui l’avait connu en Hollande, lui proposa une ambassade, celle de Vienne, croit-on, ou de Berlin. Nous avons encore la lettre par laquelle Locke refusa cet honneur. Il s’y montre pénétré de l’idée que son pays, sa religion et sa cause sont dans une crise grave et décisive. « Je reconnais, dit-il, que tout Anglais est obligé, par conscience et par reconnaissance, de ne pas se contenter d’une simple, paresseuse et inactive loyauté, là où sa bourse, sa tête et sa main peuvent être de quelque utilité à notre grand libérateur. Il a pour nous trop risqué et trop fait pour qu’il y ait lieu à indifférence ou à froideur chez quiconque tient à éviter le blâme et le mépris du genre humain. Et si aux grands intérêts de ma patrie et de toute la chrétienté il pouvait m’être permis de mêler une aussi infime considération que mes pensées personnelles, je pourrais dire avec vérité que la vénération particulière que j’ai pour sa personne me porte bien au-delà d’un zèle ordinaire pour son service. » Malgré ces motifs et ce qu’a de flatteur pour son ambition l’offre à laquelle il répond, il sent trop que sa faible santé ne lui permet pas d’affronter le climat et les fatigues qui l’attendraient en Allemagne, et après avoir insisté sur cette excuse trop bien fondée, il ajoute : « Si j’ai raison d’appréhender l’air froid du pays, il y a une autre circonstance aussi incompatible avec ma constitution, et c’est une certaine habitude de la boisson. Je confesse qu’un refus obstiné peut en triompher ; mais ce serait pour le moins prendre plus de soin de ma santé que des affaires du roi. Ce n’est pas d’un mince intérêt en de semblables postes que de se faire bien venir des gens à qui l’on a affaire en se montrant capable de s’accommoder à leurs