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toute cette nuit. Le silence le plus complet régnait partout, et on n’entendait au loin que l’aboiement de quelque chien.

Les premières lueurs de l’aube me déterminèrent à partir. Je craignais d’être surpris par les gens du château. Je repris le chemin de Mombalère. Cette fois je ne m’égarai pas, car, tout entier à mes tristes pensées, je laissai à mon cheval le soin de me guider. Mon voyage n’en devait pas moins être fécond en aventures désagréables. La chaleur était accablante. Dominé par la douleur morale, je ne ressentais aucune fatigue ; il n’en était pas de même du pauvre Alphane, qui était bridé depuis la veille. J’eus compassion de lui, je regardai autour de moi et j’aperçus au sommet d’un plateau une maison isolée vers laquelle je me dirigeai. En m’approchant, je reconnus l’auberge de Crève-Cœur. Je me rappelai alors la recommandation du comte et celle de la bohémienne, et, malgré la fatigue de mon cheval, j’étais disposé à passer outre ; j’avais compté sans mon hôte. Lorsque je fus en face de l’auberge, j’eus un petit différend avec Alphane, qui se mit à hennir en reconnaissant l’écurie. Mes éperons essayèrent de mettre à néant cette juste requête ; il devint rétif pour la première fois de sa vie. Dans cette lutte, où il montrait une obstination décidée, il eut bientôt un auxiliaire sur lequel je ne comptais pas : l’hôte de Crève-Cœur sortit de la cuisine les bras et la tête nus, la chemise ouverte, les habits couverts de sang (il était probablement en train de dépecer quelque volaille), et avec un grand couteau à la main. Il avait la figure basse et féroce ; ainsi fait, il ressemblait à un assassin.

— Ah ! ah ! dit-il avec un mauvais sourire, vous voilà, mon gentilhomme ! Il paraît que votre cheval a plus de mémoire que vous ; vous plairait-il de me payer votre écot de l’autre jour ? Il est fort commode en effet de faire bonne chère aux dépens des aubergistes et de se sauver pendant la nuit.

Déjà il avait pris le cheval par le mors, et je crois même qu’il me menaçait de son grand couteau. Cette dernière disgrâce m’acheva. Je n’avais plus d’argent. Je balbutiai quelques excuses, je m’engageai à le payer lorsque je passerais sur cette route ; mais, voyant que je n’avais pas d’argent, il se montra plus insolent, et m’enjoignit avec d’affreux jurons de descendre de cheval, déclarant qu’il voulait être payé d’une façon ou d’une autre. Si j’étais timide, ma timidité venait de l’inexpérience de la vie et non de la lâcheté. Plutôt que de subir l’humiliation qu’il m’imposait, j’étais décidé à enfoncer mes éperons dans les flancs d’Alphane et à passer sur le ventre de ce coquin, lorsque je pensai à ma montre. Je l’offris piteusement sans même stipuler le droit de retour. Elle fut acceptée avec empressement. L’aubergiste radouci m’offrit même de descendre