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neuf, sans compter ceux qui sont sur le chantier, ni ces frégates à cuirasse de métal dont la puissance reste enveloppée de mystère : situation menaçante déjà, et qui seule justifierait les défiances ! Mais combien cette situation s’aggrave à la pensée que la marine russe est l’objet d’un semblable effort, et que le sol anglais est pour ainsi dire à la merci de l’alliance des deux flottes aboutissant à une descente combinée ! La prudence la plus vulgaire conseille donc de multiplier les défenses, de pousser les armemens avec vigueur, de couvrir les côtes de canons, de convertir le pays en un vaste camp retranché où ne régnerait qu’un seul esprit, l’esprit militaire.

Voilà le langage ; il n’est pas nouveau. De loin en loin, ces accès de peur passent sur l’Angleterre comme une épidémie. Sous le premier empire, il s’en produisit un, dont Walter Scott s’est fait l’historien, au sujet de la flottille de bateaux plats, bien impuissante assurément, qu’on avait réunie dans les eaux de Calais et de Boulogne. Plus récemment un second accès se déclarait, lorsqu’un camp était formé sur ces mêmes falaises et réveillait des souvenirs que l’alliance de Crimée vint dissiper avec un heureux à-propos. Enfin la troisième crise est celle qu’a provoquée la fin de la guerre d’Italie. Le mal est décidément périodique ; seulement on peut dire qu’à chaque retour il gagne en gravité. Aux époques précédentes, ce n’était qu’une émotion populaire dont les gens sensés savaient se défendre, et qui tenait plus de l’imagination que du raisonnement. Aujourd’hui cette émotion a gagné toutes les classes : les tempéramens aguerris y cèdent comme les esprits faibles ; les partis politiques s’en emparent ; ce qui n’était qu’une manie devient un symptôme sérieux. Sont-ce là pourtant des terreurs sincères, ou faut-il y voir seulement l’effet d’une de ces tactiques familières aux gouvernemens représentatifs ? Il y a de l’un et de l’autre dans ce mouvement dont l’exagération est évidente. L’action des partis s’y montre dans le degré d’ardeur dont chacun d’eux est animé. Ceux qui sont en dehors des affaires n’y mettent point de ménagemens ; ceux qui en ont la charge montrent la réserve qui convient à des hommes dont la responsabilité est engagée. Tous restent néanmoins d’accord sur la nécessité de donner aux défenses du pays des proportions telles qu’aucune surprise ne soit à craindre, et que les pensées d’agression, s’il en existe, soient contenues par l’appareil des moyens de résistance. Dans ce sens, l’émotion publique a servi les calculs même de ceux qui ne s’y associaient pas ; elle a préparé les voies à des propositions fiscales qui semblaient commandées par les événemens ; elle a rendu faciles le maintien et l’accroissement de l’impôt sur le revenu, que les contribuables supportaient avec répugnance ; elle a justifié ces crédits extraordinaires ouverts à la marine, qui va disposer