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de 100 millions de plus dans l’exercice courant. Maintenant que les fonds sont votés, il se peut que l’agitation s’apaise, et qu’il y ait un arrêt dans la tension des esprits. C’est donc le moment d’examiner la question en elle-même, sans trop appuyer sur ce qui est de circonstance et en la dégageant des passions qui pourraient l’envenimer.


I

Pour apprécier à sa valeur l’activité inusitée qui règne depuis six ans dans les ports et les arsenaux des deux grandes puissances maritimes de l’Europe, il convient de se rendre compte des motifs sous l’empire desquels ce mouvement s’est produit. On s’assure ainsi qu’il est en grande partie indépendant des incidens politiques et de l’état des relations ; on y reconnaît des causes plus profondes. Supposons que l’art naval fût resté ce qu’il était dans les premières quarante années de ce siècle, il y aurait eu sans doute des deux parts un effort de fait pour conserver ou rétablir l’équilibre des armemens, combler les vides qu’amène le dépérissement du matériel, chercher des élémens de supériorité dans l’étude et l’essai de nouveaux modèles, procéder enfin sur un terrain connu à des améliorations qu’il faut toujours poursuivre sous peine d’être dépassé. Par ces moyens presque insensibles, avec des ressources modérées empruntées à des budgets réguliers, on aurait obtenu sans bruit le maintien des situations respectives. L’Angleterre, en rajeunissant ses vieilles flottes, aurait eu soixante vaisseaux de haut bord propres à un service de guerre, nous aurions eu nos quarante vaisseaux tant à flot qu’en chantier, le tout accompagné d’un nombre proportionné de frégates et de bâtimens de flottille. Le rapport à maintenir entre ces forces eut été le produit d’un travail lent et soutenu ; il n’aurait jamais pris le caractère d’un accès de fièvre.

C’est l’application de la vapeur à l’art naval qui a changé ces procédés d’armemens successifs. Lorsqu’il y a bientôt vingt ans j’essayai de prévoir dans cette Revue[1] jusqu’où irait une révolution qui n’était alors qu’en perspective, je dus passer pour un esprit bien chimérique. L’hélice n’était pas trouvée, l’appareil à roues était vulnérable ; les faits, l’expérience me condamnaient. Une voix s’éleva heureusement presque aussitôt avec un caractère d’autorité et une généreuse éloquence devant lesquels il fallut s’incliner[2]

  1. Revue des Deux Mondes du 1er moi 1840, dans une étude intitulée Avenir de notre Marine.
  2. Note sur l’état des Forces navales de la France, par M. le prince de Joinville, Revue des Deux Mondes du 15 mai 1844.