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toute méprise ; mais le pauvre Newton répond que, pour avoir l’hiver précédent trop dormi auprès de son feu, il y a trouble dans son sommeil et dans sa santé, et que, n’ayant pas fermé l’œil une heure depuis quinze jours, lorsqu’il avait écrit sa dernière lettre, il ne se souvenait plus de ce qu’il lui avait dit sur son livre ; il le priait donc de lui en envoyer copie. Probablement Locke ne poussa pas l’explication plus loin. Il est rare qu’en contemplant de près les plus grands hommes, un peu de pitié ne doive pas se mêler par quelque endroit à l’admiration qu’ils inspirent.

On voit au reste dans une lettre de Locke, écrite en 1703 à son cousin Peter King, qu’il connaissait parfaitement le caractère inquiet et défiant de son plus illustre ami et les soins délicats qu’il fallait prendre pour traiter avec lui. Il était attentif à ces petites choses qui font la douceur et la facilité des relations, et il tenait en grande estime le traité de Nicole sur les moyens de conserver la paix avec les hommes. Aussi sut-il maintenir jusqu’au terme de sa vie ses liens d’amitié avec Newton, et l’absence ne les relâcha point.


VI

Une lettre de Newton indique que dès 1690 Locke cherchait hors de Londres un air plus salubre pour lui, et profitait de l’hospitalité que lord et lady Peterborough lui offraient à Parson’s Green, près de Fulham. Les progrès de l’âge et des infirmités l’obligèrent, après deux ans d’efforts, à cesser de faire de la capitale son séjour habituel, et son bonheur lui fit accepter une retraite offerte par la plus délicate et la plus intelligente amitié. On ne sait s’il avait eu des relations suivies avec le docteur Ralph Cudworth, mort depuis deux ans. Cudworth était bien un peu plus platonicien, un peu plus cartésien qu’il ne le lui fallait ; mais leurs opinions religieuses pouvaient les rapprocher. En tous cas, il était lié depuis longtemps, avant même son séjour en Hollande, avec le gendre de Cudworth, sir Francis Masham. Lady Damaris Masham était une jeune femme d’un esprit sérieux et cultivé, et du plus aimable caractère[1]. Élevée près de son père, initiée à ses pensées, accoutumée à son entretien, elle était capable également de s’intéresser aux travaux d’un philosophe, aux souffrances d’un vieillard, au bonheur d’un ami. Elle habitait, avec sa mère et son mari, à Oates, près d’Ongar, dans le comté d’Essex, et elle engagea Locke à s’y fixer près d’elle. Cet

  1. Lady Masham, née à Cambridge en 1658, seconde femme de sir Francis, n’avait de commun que le nom avec lady Masham (Abigaïl Hill), la favorite de la reine Anne. Elle mourut en 1708.