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ne fut qu’un complément ; quelques pièces de cet ordre, la plupart à pivot, prirent place sur l’avant et l’arrière de nos bâtimens. Désormais elles semblent destinées à composer des armemens entiers d’une terrible uniformité ; des frégates anglaises, russes et américaines n’ont que de ces grands modèles, et nos frégates à cuirasse n’en porteront pas d’autres. Dans ces conditions, les évaluations de force entre les escadres et entre les bâtimens manqueront de bases certaines ; on n’en aura qu’un élément trompeur dans le nombre des canons. Autrefois on établissait le calcul des forces sur le poids du fer qu’une flotte peut vomir par minute. Le boulet creux, dont les effets ne sont pas en raison du poids, a déjà troublé ce calcul, et la différence des calibres le rendra encore plus susceptible d’erreurs. Le colosse naval dont nous avons parlé, et qu’une compagnie particulière doit livrer à l’amirauté, n’aura que 32 canons, mais ils seront tous du calibre de 94. Telle corvette américaine comme le Merrimac avec 18 canons Dahlgren, équivaudra presque à un vaisseau. Il en est de même de plusieurs frégates anglaises comme la Mersey et le Diadème. L’effet de cet armement est de doubler au moins, de tripler même la puissance des bâtimens qui l’adoptent, et pour avoir des rapprochemens exacts il faudra dorénavant, à l’appui et en regard du nombre des canons, bien déterminer quels en sont la nature et le calibre.

Dans ce concours de nouveautés, que va devenir la tactique navale ? En d’autres temps, elle eut ses règles et ses traditions ; on l’enseignait dans les écoles, elle était consignée dans de nombreux traités. L’ordre de bataille, le rôle des combattans s’y trouvaient fixés d’une manière rigoureuse ; chaque vaisseau s’appuyait sur deux autres vaisseaux, celui qui le précédait et celui qui le suivait, ou, en termes du métier, son matelot d’avant et son matelot d’arrière ; l’escadre marchait ainsi, ou en échelons, ou en équerre, en conservant autant que possible sa position et ses distances. Le principe consistait en une grande symétrie et peu de champ laissé à l’inspiration personnelle et à la liberté des mouvemens. Nelson, il est vrai, fit bon marché de ces règles, et n’eut pas lieu de s’en repentir. Le premier, il s’étudia à pénétrer par plusieurs points la ligne ennemie, à en isoler les vaisseaux de manière à pouvoir les combattre séparément et les réduire en détail : sous ses ordres, les commandans n’eurent plus les mains liées ; pour les rendre plus forts, il les rendit plus indépendans. Son procédé était des plus simples, et l’amiral Jurien de La Gravière, dans ses belles études sur la marine[1], l’a résumé en peu de mots : « Donner le bon exemple, se jeter résolument au plus fort du danger, et compter

  1. Revue des Deux Mondes du Ier décembre 1846.