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minait sourdement. Elle avait perdu un fils, son premier-né, à l’âge de vingt-six ans, au moment où il venait de recevoir ses épaulettes de capitaine. Atteint par la balle d’un Arabe, la blessure qui l’avait emporté saignait encore au cœur de la mère et tarissait les sources mêmes de la vie goutte à goutte, comme s’épuise une fontaine brûlée par les ardeurs trop longues de l’été. Ce fils était son Benjamin, l’élu de ses entrailles ; mais les révélations soudaines qu’elle avait eues de cette préférence, à la suite d’une maladie pendant laquelle l’enfant avait failli mourir, l’avaient attristée, en quelque sorte même froissée dans la partie la plus intime de son être, et la femme selon l’Évangile s’en était punie en témoignant d’abord à son fils une tendresse plus avare et en consentant ensuite à son éloignement. À la mort de Jean, elle se raidit contre son désespoir pour qu’on n’en devinât pas l’effroyable profondeur ; cette douleur constante était encore accrue par cette pensée, que si elle avait moins aimé ce fils, elle ne se serait pas condamnée à lui voir embrasser une carrière qui, en le séparant d’elle, le faisait courir au-devant de mille dangers. Il ne fallait pas non plus que M. Des Tournels, frappé dans son orgueil de père, ne trouvât plus sous sa main le cœur simple, bon, dévoué, dans lequel il était accoutumé à puiser ses meilleures consolations. Elle se releva donc pour le soutenir ; mais la plaie était vivante en elle, et la violence de l’effort hâta sa course vers le tombeau. Quand elle expira, il y avait déjà dix années que M. Des Tournels habitait Paris, et ses deux filles étaient également en âge d’être mariées.

L’aînée, Lucile, avait près de vingt ans ; Berthe, un peu plus de dix-huit. Lucile était brune, Berthe d’un châtain clair tournant au blond avec des reflets couleur d’or près des tempes. Elles étaient grandes et sveltes l’une et l’autre ; mais c’était là le seul point de ressemblance qu’on remarquât entre elles. Leur existence à toutes deux, séparées qu’elles étaient par un petit nombre de mois, quinze ou dix-huit, avait été pareille à deux ruisseaux qui, partis du même horizon, traversent les mêmes campagnes. La même tendresse les avait abritées, et il n’était pas jusqu’alors un chagrin, une distraction, une surprise, un voyage, un plaisir, un travail, qu’elles n’eussent partagés. Entre ses deux filles. Mme  Des Tournels avait tenu dans un juste équilibre les deux plateaux de la balance ; mais si Lucile le croyait, Berthe allait plus au fond et le savait. Elle savait aussi que la pensée de sa mère regardait au-delà dans le passé, et qu’il y avait dans un coin de son cœur une déchirure sur laquelle la cicatrice ne se ferait jamais. Un jour Mme  Des Tournels surprit Lucile dans un coin, les yeux rouges. La jeune fille boudait, parce que sa sœur venait de recevoir une belle montre d’or de son parrain et qu’elle en désirait une semblable. Mme  Des Tournels l’attira sur