Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/529

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

promis de se consacrer à cette œuvre de salut, elle s’y acharnait, et les plus dures aspérités de son caractère s’effaçaient lentement, une à une, sous le travail persévérant de sa volonté, comme les nœuds d’une planche de chêne sous le passage actif du rabot. Elle ne devinait pas encore ce doux mensonge de Mme Des Tournels, cette ruse pieuse qui lui montrait un père à consoler alors qu’il s’agissait d’une fille à sauver. Plus clairvoyante, Berthe eût été moins prompte à s’observer ; elle eût plus facilement lâché la bride à la fougue et à l’intempérance de ses instincts.

Cependant, si large que fût le changement qu’on remarquait en elle, il n’était pas tel encore que l’Eau-qui-dort eût mérité de perdre son surnom. Que d’heures passées sous l’ombre du vieil ormeau, seule avec elle-même et les agitations qu’elle ne voulait plus subir et qui la tourmentaient par momens ! Elle combattait les emportemens de son caractère par le silence, et voulait le dominer par la concentration. Elle avait alors conscience de son indiscipline, et ne concevait pas bien qu’on en eût toléré si longtemps les violences. Ce qui était excusable à douze ou quinze ans, dans toute l’ardeur bouillante d’un sang qui coulait comme une eau vive, et dans lequel son père se reconnaissait tout entier, devenait impossible à dix-huit. Elle était résolue à se vaincre elle-même. Le bonheur d’un père ne lui avait-il pas été confié, et faillir à cette tâche n’était-ce pas le fait d’un cœur lâche et d’un esprit timide ? L’honneur, la tendresse filiale, le respect d’elle-même, tout lui faisait un devoir sacré de tenir sa promesse. À cette époque de sa vie, on la voyait errer au milieu des grandes pièces de l’hôtel et passer des salons déserts au jardin solitaire, fuyant sa sœur, silencieuse comme une ombre qui cherche les lieux où elle a vécu et souffert. — Étrange fille ! disait le père. Pauvre âme ! avait dit la mère. — Et l’Eau-qui-dort, perdue dans de longues méditations et de cruels efforts, demandait parfois à Lucile le secret de sa tranquillité. — Que tu es heureuse ! disait-elle alors, tu descends le fleuve… Quelque chose me pousse toujours à le remonter !

Un jour, après une de ces crises qui devenaient de plus en plus rares, et dont Berthe sortait par un de ces mouvemens soudains qu’elle ne prévoyait pas plus qu’elle n’y échappait, M. Des Tournels, fasciné en quelque sorte par la chaleur et l’impétuosité franche de son élan, la prit dans ses bras, et, saisissant sa tête à deux mains :

— Ah ! si jamais quelqu’un t’aime, dit-il, ce quelqu’un t’aimera bien !

— Je l’espère, répondit Berthe.

Quelque temps avant la mort de Mme Des Tournels, bon nombre de personnes, grands parens ou amis officieux, s’étaient présentés à