Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/532

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur la branche, demain je serai parti… Mais dites-moi pourquoi vous me répondez par de grands saluts quand je vous tends la main.

Berthe reprit tranquillement le chemin du ruisseau. — Vous voulez le savoir ? répliqua-t-elle nettement. Eh bien ! c’est parce qu’il m’est désagréable de voir un homme de votre âge gaspiller sa vie et ne faire rien qui vaille.

Francis ne put réprimer un geste de surprise. — Bonté du ciel ! vous n’y allez pas de main morte ! dit-il en riant ; mais j’aime mieux cela, au moins sait-on à quoi s’en tenir. Donc, à votre avis, je pourrais employer mon temps plus utilement ?

Berthe lui montra les ouvriers d’une ferme voisine qui travaillaient aux champs. — Vous seriez vigneron ou bouvier, reprit-elle, que cela vaudrait mieux.

— On n’est pas toujours le maître ! répondit Francis avec l’accent de la tristesse.

— N’avez-vous pas trente ans ? n’êtes-vous pas orphelin ? dit-elle d’une voix impérieuse, où perçait le sentiment de l’indignation.

— Oh ! trente ans, je les ai depuis quelques mois ; orphelin, je le suis certainement, et c’est peut-être à cela que j’ai dû de n’être pas libre.

Berthe regarda son interlocuteur d’un air d’étonnement.

— Vous ne m’entendez pas, reprit-il ; mais comment vous faire comprendre cela ?… Ce n’est guère aisé !

— Essayez toujours… On n’est pas si petite fille qu’on en a l’air.

— Cela se devine assez… Diable ! il me semble que je suis comme un écolier devant son professeur le jour où la leçon n’a pas été apprise suffisamment.

— Expliquez-vous alors, poursuivit Berthe, qui ne put s’empêcher de rire.

— Eh bien ! me comprendrez-vous si je vous dis que dans la vie les liens, qui sont des chaînes quelquefois, sont des barrières aussi ? Ce qui nous gêne nous protège. Faute d’avoir un frein naturel, on arrive à s’embarrasser dans mille difficultés qui ne permettent plus de faire un pas librement ; aucune voix familière, aucune main prudente et ferme ne vous a poussé dans le droit chemin. Que penseriez-vous d’un homme qui, au lieu de marcher sur le sentier battu, prendrait à travers champs, sous prétexte de courir à sa guise ? N’aurait-il pas la chance de s’empêtrer dans des fondrières et des halliers d’où il ne pourrait se tirer qu’au prix de mille efforts ? Heureux encore s’il n’y laisse pas la moitié de ses vêtemens et un peu de sa chair ! Eh bien ! j’ai fait comme cet imprudent. Je voyais bien le but à atteindre, comme le voyageur voit le clocher de la ville