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tait bien que son cœur, un peu battu par cent orages, le poussait. Berthe était une riche héritière, une des plus riches du département ; s’il affichait hautement des prétentions à sa main, lui qui n’était qu’un pauvre hobereau de clocher, vivant à la diable sur les débris de son patrimoine, n’aurait-il pas toutes les allures malsonnantes d’un coureur de dots, et n’était-il pas indubitable que personne ne croirait à la sincérité de son entraînement ? Le succès impossible, c’était tout au moins une honte qu’il fallait éviter à son nom. Il redoubla donc de réserve dans ses rapports avec la Marelle. Berthe était trop jeune, et malgré son éducation, comparativement libre, surtout depuis la mort de sa mère, trop inexpérimentée pour démêler les véritables motifs de cette conduite. Elle en souffrait sans y rien comprendre. Toujours un peu sauvage au fond, elle craignait aussi d’avoir donné par sa franchise une mauvaise opinion d’elle à M. d’Auberive, et cette pensée lui faisait monter le rouge au visage quand elle était seule. On comprend que cette mutuelle raideur cédât parfois sous l’influence de l’occasion. L’intimité qui naît du séjour à la campagne, les promenades qu’on y fait à pied et à cheval, les joyeux dîners qui suivent les retours de chasse, sont autant de pièges où la jeunesse se prend. On oublie le rôle qu’on s’est imposé ; le cœur s’échauffe avec l’esprit, on mesure moins son langage, on badine, et une heure détruit l’œuvre des plus sévères résolutions. Ainsi faisaient Berthe et Francis ; mais la nuit venue, et solitairement cloîtré entre les murs de Grandval, comme il se rudoyait, comme il refoulait par un feu roulant d’invectives et de sarcasmes le mouvement de jeunesse égayé par une lueur d’espoir auquel il s’était abandonné ! Tel un bouvier marche à pas lourds sur les petites fleurs que la rosée a fait épanouir. Le lendemain, M. d’Auberive restait enfermé dans sa maison, et jurait de ne plus s’exposer à des périls qui le trouvaient si lâche. Berthe l’attendait, et, surprise de ne pas le voir, se promenait silencieusement au coucher du soleil dans les parties les plus désertes du parc.

Un soir, M. Des Tournels, qui revenait d’une coupe de bois, l’y surprit assise sur un banc de mousse, un livre fermé sur les genoux. Elle n’avait point entendu le pas de son cheval. Il s’arrêta devant elle, et la touchant du bout de sa cravache : — Eh ! mignonne, dit-il, à quoi rêve l’Eau-qui-dort ?

Berthe leva sur son père ses yeux profonds, et sans manifester aucune surprise : — À M. Francis d’Auberive, répondit-elle.

— Ah ! diable ! fit M. Des Tournels ; puis, sautant à bas de son cheval, qu’il retint par la bride, il prit le bras de sa fille, qui le suivit.

— Çà, continua-t-il en marchant, est-ce par hasard ?

— Non pas… Ce n’est pas un rêve, c’est une idée.