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concert comme le théâtre, la campagne comme le concert, le voyage comme la campagne. C’était à croire qu’une bonne fée l’avait touchée de sa baguette au berceau. Étonnée de cette faculté prodigieuse de se plaire également partout, avec les inconnus comme avec les personnes qu’elle aimait, Berthe demandait parfois à Lucile de chercher en esprit un endroit et une situation où elle aurait pu ne pas être heureuse. Lucile cherchait consciencieusement. — Je n’en vois pas, disait-elle. — Dans ces occasions, Lucile prenait le menton de la questionneuse : — Mais toi-même, disait-elle à son tour, il me semble que tu ne t’ennuies pas beaucoup. — Berthe embrassait Lucile et ne répondait pas.

Les deux maris adoraient leurs femmes, non pas qu’ils fussent très prodigues de témoignages extérieurs de tendresse, — la finance, pas plus que la chasse et le piquet, ne comportant de ces étalages de sentimens, — mais Gaston et Félix trouvaient éternellement bon ce que Lucile et Berthe souhaitaient, et ne les chicanaient jamais sur leurs dépenses. Bien plus, on avait vu M. de Sauveloche refuser trois battues aux loups pour rester auprès de Lucile, qui gardait le lit, et M. Félix Claverond manquer une réunion d’actionnaires où il avait un discours à prononcer pour passer la soirée auprès de sa femme, prise tout à coup d’un accès de fièvre. L’influence de Berthe sur son mari était extrême et rappelait celle que sa mère avait eue sur M. Des Tournels, mais elle ne s’en servait pas davantage. C’était l’influence d’un esprit concentré sur une âme vaniteuse qui se livre ; l’un accordait d’autant plus que l’autre rendait moins.

Au bout de la troisième année, M. Des Tournels, qui n’avait surpris ni plaintes, ni soupirs, ni regrets, et qui, vivant entre son gendre et sa fille, les voyait toujours unis et prompts à de mutuelles concessions, respira comme un homme dont la conscience est enfin soulagée d’un grand poids.

— Eh bien ! n’avais-je pas raison ? dit-il un jour à Berthe. Es-tu convaincue qu’on peut ne pas aimer son mari en l’épousant et n’être pas moins heureuse avec lui ?

— Certainement, répondit Berthe, qui achevait de s’habiller pour aller au bal.

Il attira sa fille auprès de lui et l’embrassa sur le front, comme pour la remercier du bonheur qu’elle goûtait. Une femme de chambre entra et remit à Berthe un écrin qu’on venait d’apporter pour elle. M. Claverond, retenu dans un conseil d’affaires, lui envoyait ce souvenir pour se consoler de n’être pas auprès de sa femme. Le père sourit. — Te rappelles-tu cette journée où je te disais que si jamais quelqu’un t’aimait, ce quelqu’un t’aimerait bien ? dit-il. Félix ne fait pas mentir ma prophétie.