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tard elle userait peut-être de sa bonne volonté. La tranquillité de Benhe agit sur Lucile ; elle essuya ses yeux, rit beaucoup, un peu après, de la voir en simple robe de soie noire tout unie, écouta ses projets de se retirer un temps à la campagne, et battit des mains à l’idée de la rejoindre et de vivre avec elle dans un chalet. — Prends garde, reprit Berthe, ce chalet, c’est la Marelle, qui a de grandes murailles et des fossés pleins d’eau tout autour. — Eh bien ! répondit Lucile, nous la déserterons pour habiter une chaumière que je ferai bâtir. Elle rentra chez elle, convaincue que le malheur n’était pas aussi grand qu’on le lui avait dit, et que tout s’arrangerait.

Tout s’arrangeait en effet, Lucile ignorait seulement au prix de quels efforts et de quels miracles de patience, d’énergie, de souplesse et d’entrain. Berthe mettait toute son âme au service de Félix, qui ne s’en doutait pas ; il se parait des qualités de sa femme et s’admirait ensuite dans les résultats. Lorsqu’après une conférence où il avait obtenu, grâce aux argumens inspirés par Berthe, des conditions meilleures que celles qu’il avait espérées : — Je te l’avais bien dit que tout n’était pas perdu ! répétait-il à sa femme, et volontiers il jetait un regard de complaisance sur la glace qui refléchissait son image. Berthe le complimentait ; mais tout doucement elle l’avait habitué à ne rien faire, à ne rien conclure surtout sans la consulter : elle l’écoutait si bien quand il parlait !

Pendant que ces choses se passaient à la rue Miromesnil, la situation de M. d’Auberive, qui ne voyait plus Mme Claverond sans de grands embarras, empirait de jour en jour et courait vers une crise prévue d’avance. Julie, on le sait, n’aimait pas M. d’Auberive passionnément, tant s’en faut ; mais cette jalousie innée, dont les femmes les plus indifférentes trouvent le germe dans le berceau, lui faisait détester Berthe avec une perfidie et une violence d’autant plus excessives qu’elle n’avait rien à lui reprocher. Elle devinait, perpétuellement éveillé dans l’esprit de Francis, un sentiment de comparaison qui ne lui était pas favorable ; néanmoins, dans son irritation, elle était résolue à ne rien tenter pour faire tourner ce sentiment à son avantage. Peut-être même exagérait-elle ses défauts naturels, poussée qu’elle était par un besoin de luttes et de récriminations qui bouillonnait en elle, et peut-être aussi par cette attraction perverse que certaines âmes éprouvent pour le mal. Souple et caressante avec Berthe, rentrée dans la maison, elle avait pour parler de Mme Claverond un langage et des sourires que l’ennemie la plus implacable aurait enviés. Elle choisissait délicatement ses expressions et les décochait une à une, comme des dards empoisonnés ; elle ne procédait pas dans cette œuvre malfaisante par la calomnie : son arme était l’insinuation. Que de mots habiles semés dans une conversa-