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debout devant M. d’Auberive. Il retint la main de Berthe quelque temps entre les siennes, et la baisa silencieusement. — Adieu, répéta-t-elle le cœur gros, mais résolu ; vous avez votre femme, j’ai mon mari. — Par cet aveu voilé qu’il comprit, elle voulut à la dernière heure l’associer à sa propre misère et donner à ce sacrifice d’eux-mêmes la douceur d’un lien.

Dès le lendemain de cette séparation, qui pouvait être éternelle, Berthe partit pour la Marelle. Pour elle, dans le monde, il n’y avait plus que son mari, ses enfans et le devoir. Elle s’y dévoua sans réserve. On la vit debout, dès le matin, assurant l’aisance autour d’elle par l’économie et l’activité, et préparant par l’exemple son mari à de nouveaux efforts. De son état de maison à Paris, elle n’avait conservé qu’un pied-à-terre, situé sous les combles de l’hôtel de la rue Miromesnil. M. Claverond s’y rendait quelquefois pour achever l’œuvre laborieuse de sa liquidation et entretenir certaines relations utiles. Berthe l’y accompagnait de temps à autre et y passait trois ou quatre mois pendant la mauvaise saison. Plus de voiture, plus de bals, plus de distractions d’aucune sorte ; mais en hiver des robes de mérinos ou de drap, en été des robes de toile, deux chapeaux pour l’année, et des bottines de peau en tout temps. On la voyait de bonne heure dans les rues, conduisant à pied ses deux enfans, qui suivaient les mêmes cours, et les menant ensuite à la promenade. Elle n’avait plus de cachemires, mais ils avaient de bons professeurs et ne manquaient de rien. Lucile avait voulu prendre ses neveux avec elle ; ils auraient ainsi profité des leçons qu’on donnait à ses propres enfans. Berthe n’avait pas consenti à cet arrangement ; elle craignait pour sa fille et son fils le contact et les habitudes d’une vie où l’on sentait la richesse dans les moindres détails. Ils n’étaient pas appelés aux mêmes avantages que leurs cousins : il fallait donc qu’ils s’habituassent à plus de travail et à moins de luxe. Au-dessus de cette règle, dont ni séductions mondaines, ni perspectives d’amusement ne pouvaient la faire se départir, planait un esprit égal, libre, doux et tout plein d’une joyeuse humeur. Elle s’acquittait de sa lourde tâche quotidienne avec une si parfaite aisance, tant de bonne grâce et de gaieté, qu’elle parvenait à faire croire aux indifférens que rien n’était plus facile, et qu’elle y trouvait son plaisir. Lucile aussi y fut trompée. La surface lui cachait le fond. Elle ne voyait pas la fatigue dont le visage de sa sœur portait quelquefois les marques, la pâleur qui s’étendait sur ses joues après de longues journées, pendant lesquelles Berthe n’avait pas connu le repos.

Il fallut près de deux ans pour amener à son terme la liquidation de Félix. Quand les dernières signatures furent apposées sur le rè-