Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/573

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le valet fit de la tête un signe affirmatif. Berthe prit la lettre qu’il tenait ta la main et le pria de s’éloigner. Restée seule avec sa sœur, qui la regardait sans parler, tout étourdie, Berthe assit l’enfant sur ses genoux et fit sauter le cachet de la lettre. — Ah ! mon Dieu ! il va partir ! s’écria-t-elle.

— Mais qu’as-tu donc ? demanda Lucile.

— Tu le demandes ? dit Berthe.

L’enveloppe que Berthe venait de déchirer renfermait deux lettres, l’une fort courte, destinée à être lue à M. Claverond, l’autre fort longue, dans laquelle, pour la première fois, le cœur timide de Francis s’épanchait. Berthe alla jusqu’au bout tout d’un trait. Après avoir raconté la mort de sa femme en quelques mots convenables, mais dépouillés de toute hypocrisie, M. d’Auberive continuait ainsi :

« Voilà comment j’ai perdu celle qui portait mon nom et qui m’a donné un fils.

« Maintenant laissez-moi vous expliquer pourquoi je vous confie cet enfant, pourquoi je vous demande de le protéger, de l’aimer, d’être tout à fait, et dans la plus large acception du mot, sa vraie mère.

« Du jour où je vous ai rencontrée au bord de ce cher ruisseau où vous m’avez parlé un langage si ferme et si bon, je vous ai aimée d’un amour qui n’était ni romanesque, ni passionné peut-être, mais qui a été inaltérable et qui est devenu le fond même de ma vie. Il a pu, cet amour, subir des transformations sous l’influence d’événemens et de circonstances que je ne pouvais pas toujours empêcher, mais rien n’a pu le faire disparaître d’un cœur qui a été à vous jusque dans ses égaremens.

« Ce n’est pas tout, et cette confession que je vous fais pour la première fois ira plus loin. Vous souvient-il d’une fête de village pendant laquelle je vous donnai un petit ruban bleu qu’il me semble voir encore ? Une heure après, vous le rouliez autour d’une boîte qui s’ouvrait, et en me regardant vous me disiez : « C’est un lien ! » C’était peu de chose, n’est-ce pas ? et cependant il me sembla que dans ces trois mots il y avait une allusion, et cette allusion, à laquelle peut-être vous n’avez jamais pensé, m’amena à croire que vous me rendiez un peu de cet amour que je vous avais voué. Ne riez pas ; ça été la seule heure de bonheur pur que j’aie jamais goûtée !

« Peut-être me demanderez-vous comment il se fait que, vous aimant et ayant eu cette illusion que vous ne me détestiez pas, je n’aie rien tenté pour me rapprocher de vous ? Hélas ! c’est l’histoire de toute ma vie intérieure qu’il faut que je vous fasse, si je veux être compris. Une méfiance extraordinaire de moi-même est en moi que