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pour jouir entre gens bien élevés d’un accueil simple et d’une conversation aimable. Le cercle de ses relations s’élargit graduellement, sans efforts apparens, s’étendit, s’éleva, et il vint un jour où Berthe aurait pu dire « mon salon, » si elle n’avait érigé la retenue en devoir et la modestie en principe. Elle n’avait au coin de son feu de préférence pour personne ; mais chacun était sûr d’y trouver de bonnes paroles et une bonne grâce empressée. Sans parler beaucoup, elle avait l’art de pousser la conversation sur le terrain qui tour à tour pouvait mettre en saillie le mérite des gens du monde qui prenaient le thé chez elle. Elle s’effaçait pour que les autres fussent en relief, et, pliée au silence autant par goût que par calcul, elle acquit la réputation d’une femme d’infiniment d’esprit ; on lui prêtait d’un commun accord tout celui qu’elle faisait valoir chez autrui. Cette conduite, c’était en vue de ses enfans qu’elle en faisait la loi de sa vie. Ils grandissaient près d’elle, et ce grand nombre d’amis qu’elle n’attirait pas, mais qu’elle retenait, devaient un jour les appuyer, les servir, les aider.

Lorsque le temps du deuil fut passé pour le petit Francis, Berthe lui fit prendre des vêtemens tout à fait semblables, pour l’étoffe, la façon et la couleur, à ceux que portait son fils. Il eut les mêmes professeurs, les mêmes divertissemens, fut entouré des mêmes soins et vécut entièrement de la même vie. Toute personne qui n’était pas au fait de cette adoption pouvait croire que Mme Claverond avait trois enfans, une fille et deux garçons. On ne voyait point de nuance dans sa tendresse, aussi vive, aussi abondante, aussi prompte à s’alarmer pour l’une que pour les autres. Lucile même s’y trompait. Berthe avait cependant une manière particulière d’embrasser Francis : ce n’était pas le même baiser plein, à toutes lèvres, retentissant, où l’on sent toute l’effusion d’un cœur qui n’a point d’arrière-pensée ; dans celui qu’elle donnait chaque matin et chaque soir à son protégé, on sentait le regret ; un soupir insensible l’accompagnait, qui ne s’adressait pas à l’enfant, et qui allait au-delà. Par une supercherie du cœur dont Mme de Sauveloche seule ne fut pas la dupe, Berthe, sous prétexte de ne point établir de différence dans sa couvée, voulut que Francis lui donnât le nom de mère. L’enfant s’y habitua. Quelquefois les yeux de Berthe devenaient tout humides quand il l’appelait ainsi. Dans les premiers temps, Lucile avait insisté pour que les dépenses nécessitées par l’entretien du petit Francis et l’éducation coûteuse qu’il recevait fussent partagées entre elles deux, le capital laissé par son père ne pouvant point y suffire. Berthe s’y refusa obstinément. Bien que déjà éclairée par la lettre de M. d’Auberive, la bonne Lucile revint à la charge plusieurs fois, craignant que sa sœur ne fût guidée dans sa résistance par