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selon les idées anglaises, sont contraints de faire un maigre dîner[1]. Comme le marché n’était point encore ouvert, je me contentai d’examiner avec la foule les riches turbots, les saumons aux écailles nacrées, les merluches à la gueule béante qu’on déchargeait et qu’on empilait sur le wharf. Les peuples maritimes aiment le poisson, d’abord comme nourriture, ensuite comme objet d’art. Les poètes anglais ont donné à un ciel bleu rayé de nuages blancs le nom de ciel maquereau [mackerel-sky). Une jeune poissonnière, voyant que j’observais le contraste entre les homards dans leur robe naturelle et les homards dans leur robe de cardinal, me dit en riant : « C’est pour nous montrer comme on devient beau après avoir bouilli dans la chaudière de la mort. » Ces poissons et ces crustacés, l’air frais du matin chargé d’une odeur marine, la palpitation des cordages de navire encore humides d’eau salée, tout rappelait les bords de l’Océan. Pour compléter l’illusion, on entendait dans les rues voisines, dans les sombres passages, tels que celui de Dark-House-Lane (l’allée de la maison noire), le mugissement de la foule, qui commençait à grossir et à s’agiter comme la voix des grandes eaux.

Les huit commissaires-priseurs (auctioneers) attachés au marché de Billingsgate s’étaient réunis de quatre à cinq heures du matin dans l’une des trois principales tavernes, pour se consulter entre eux sur la quantité et la qualité des poissons qu’ils allaient mettre aux enchères. À cinq heures, ils se rendirent vers leurs places officielles, et la vente à la criée commença. Devant chaque loge (box) s’amoncelaient de moment en moment d’énormes corbeilles chargées des fruits de la mer et connues sous le nom de doubles. Chaque double contient de trois à quatre douzaines de poissons. Il n’est point permis aux amateurs d’examiner la marchandise dans les corbeilles avant d’enchérir. Jusqu’ici le marché n’était guère suivi que par de gros poissonniers de Londres et par quelques riches

  1. Dans les autres classes de la société, les Anglais ont conservé longtemps l’habitude de faire maigre à certains jours de la semaine. À première vue, on serait tenté de croire que cette pratique était une trace du catholicisme. J’ai pourtant trouvé un curieux acte du parlement édicté en 1563, sous le règne de la reine Elisabeth, et qui réfute cette opinion. L’acte défend en effet de vendre et de manger de la viande le mercredi et le samedi, sous peine d’une amende de 3 trois livres sterling ; mais pour qu’on ne se méprenne point sur les intentions de ce statut, il est dit que tout prédicateur annonçant en chaire ou ailleurs que l’abstinence de la viande est utile à l’âme de l’homme et au service de Dieu sera frappé de peines sévères. Cette prohibition, n’ayant point de motif religieux, devait avoir un motif économique. En effet, l’acte ajoute que c’est pour soutenir l’honneur de la marine et des pêcheries anglaises. Un autre statut de la fin du même règne limite au samedi la défense de manger de la chair ; mais pour bien montrer que cette mesure est tout à fait étrangère aux commandemens de l’église romaine, le même acte défend de vendre du poisson les mercredis et samedis durant le carême.