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à la mer, et l’âme, ne pouvant alors entrer ni au paradis ni en enfer, reste éternellement ensevelie avec le cadavre. De cette croyance dérive une habitude très répandue dans le pays. La famille qui a des enfans en cède une partie à celle qui n’en a pas. Des présens plus ou moins considérables accompagnent toujours ces concessions d’enfans. Si donc il est juste de dire qu’une famille nombreuse est parfois une fortune, c’est assurément aux Marquises. Les enfans indigènes font à peu près ce qui leur plaît ; rien ne les contrarie, ils sont aimés de tout le monde, ils vaguent en liberté, se livrent à leurs jeux sans contrainte, se taquinent et se querellent fort rarement entre eux. Jamais ils ne nous ont rendus témoins de ces scènes de pugilat si fréquentes entre enfans civilisés. Je ne me rappelle pas avoir vu pleurer un enfant nukahivien en dehors des lamentations réglées par le décorum, et qui le plus souvent sont sans larmes. Ces enfans ont une gaieté peu bruyante, ils sont fort doux et paraissent les plus heureux du monde. Dès que l’enfant est en âge de pourvoir à sa subsistance, il se fixe où il lui plaît, bâtit un frêle ajoupa de branches et de feuilles, et ne paraît plus se soucier de sa famille ; il semblerait que ses affections ne se développent que dans l’âge mûr. Les parens au contraire lui conservent leur sollicitude tant qu’une adoption consentie ne les force pas à s’en démettre.

La vie journalière des indigènes est des plus faciles. La récolte des fruits à pain, la pêche du poisson, la mastication du kava, tels sont leurs travaux, dont le plus pénible est la pêche. En mai, juin, juillet et août, des bancs innombrables d’un poisson nommé kuavena, plus petit que l’éperlan, hantent les différentes baies de l’archipel. Alors, durant les nuits sans lune, on voit courir sur l’eau une cinquantaine de pirogues portant à la proue une énorme torche flamboyante ; de loin, on dirait des régates de salamandres ; elles s’avancent à l’entrée des baies, se rejoignent et rentrent processionnellement, conduisant à leur suite le poisson vers certaines parties du rivage où la population rassemblée le prend au filet. Ce petit poisson est fort délicat, mangé vivant ; la faim assouvie, on emporte dans des jattes de bois ou dans des sacs le reste de la pêche, que l’on mange toujours cru, les jours suivans, trempé dans la popoï. Pour prendre le poisson de mer ou d’eau douce dans les réservoirs naturels ouverts entre les rochers, les indigènes se servent de différentes drogues enivrantes. Contrairement à l’herbe fabuleuse de Glaucus, une plante nommée kiki, l’amande pilée du baringtonia, une bouillie faite avec les graines du koku (bois de savon des Antilles), répandues au fond de l’eau, plongent le poisson dans une atonie semblable à celle que produit le chloroforme ; devenu im-