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bumbarecs[1] : la foule des petits marchands se tenait à l’écart. Je ne parle d’ailleurs pas des saumons ni des truites, qui ne sont point soumis à l’épreuve humiliante de la criée : ces aristocratiques poissons se vendent à tant la livre par voie de convention particulière, private contract. Quand les négocians connus sous le nom de régular fishmongers eurent cueilli la fleur du marché, il se fit un mouvement comme celui de la marée haute, ce que les Anglais appellent un rush. Six heures venaient de sonner. C’est le moment où les marchands des rues (costers) entrent bravement en lice. Le théâtre des enchères fut bientôt assiégé par une multitude en grosses vestes de tiretaine et en casquettes. Le nombre des costers qui fréquentent la place de Billingsgate s’élève de trois à quatre mille en hiver, de deux mille cinq cents à deux mille huit cents en été. Ils achètent un tiers des poissons qui figurent sur le marché. Quelques branches de ce commerce sont même entièrement entre leurs mains. On m’a montré parmi eux un homme long, mince, graisseux, avec une cravate rouge et jaune autour du cou, qui achète de quinze à vingt corbeilles (doubles) tous les matins : ce Rothschild de la marée réside dans Somers-Town. Il revend une grande partie de sa marchandise aux boutiques en plein vent qui font frire le poisson dans les ruelles ou les allées de Londres. Le marché de Billingsgate était dans ce moment-là une Babel où régnait ce qu’on peut appeler la compétition des langues. Au-dessus du tumulte des voix s’élevaient les cris des vendeurs [salesmen), qui, montés sur des tables, un tablier blanc serré autour de la taille, dépassaient les têtes de la multitude et hurlaient les prix. Je fus frappé de l’air de réflexion qu’exprimaient alors les traits durs et grossiers des hommes, des femmes, même des jeunes filles qui suivaient les enchères. Cette gravité contrastait avec la scène de désordre et de confusion que présentait le marché. Des hommes, les porteurs, en jaquettes de toile, pliaient sous le poids des monstrueuses corbeilles entassées et s’ouvraient un passage à travers la foule en criant : « Place ! place ! (move on ! move on !) »

La partie couverte du marché n’est pas le seul théâtre de la vente. Les habitués ont donné le nom de rue aux Huîtres à la rangée de bateaux-pêcheurs qui s’alignent amarrés le long de l’édifice. Les mâts et les cordages tendus, le drapeau noir de ces bateaux se détachaient

  1. Les bumbarees ou bunmarees sont des gens qui revendent le poisson en détail sur un étal. Les poissonniers en boutique, regular fishmongers, formaient autrefois une des plus riches et des plus puissantes corporations de la Cité. Ils se divisaient en deux sociétés, les marchands de poisson de mer et les marchands de poisson d’eau douce. Ils sont maintenant réunis en une seule compagnie, dont le siège est dans Thames-Street. Leur maison, fishmongers-hall, est un des beaux monumens de Londres.