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bras tendus, les mains frémissantes, se prirent à sauter en cadence ; puis, ayant essayé différentes attitudes qu’elles s’efforçaient de rendre lascives, elles se penchèrent sur le cadavre. « Il n’a pas bougé… Il ne bouge pas… Hélas ! hélas ! il n’est plus de ce monde ! » dirent-elles. Cette épreuve, où des séductions appréciées naguère ne purent triompher de l’insensibilité de Niéhitu, détermina chez la veuve une violente crise de désespoir. Non contente de se meurtrir les chairs avec un caillou, elle s’arma d’une sorte de kriss où des dents de requin saisies dans une rainure formaient la scie, s’en frappa la gorge déjà zébrée de hachures rouges produites par ses ongles, et l’on vit perler des gouttelettes de sang sous les pointes acérées. Ayant ainsi manifesté sa douleur, elle se recoucha près du cadavre.

Cette nuit, la troisième de la mort, était celle où, suivant les croyances du pays, l’âme errante à travers la campagne depuis l’instant où elle s’était échappée du corps devait enfin quitter la terre, pour gagner les régions d’en haut ou d’en bas. Le moment était venu d’accomplir sur Niéhitu les lotions d’huile destinées à le réjouir jusque dans les profondeurs de l’avaïki. On dépouilla le cadavre de ses ornemens, on l’assit dans sa pirogue funèbre, et on lui versa sur les épaules des flots d’eka-moa. Ceci ne se fit point sans qu’une odeur pestilentielle se répandît jusqu’à suffoquer les moins délicats. Pendant cette opération, un chien du voisinage se prit à japper, puis à hurler. On écouta en silence. Le chien hurlait d’une façon sinistre. Plus de doute, l’âme du défunt rôdait aux alentours. Un tahua, s’avançant alors vers la terrasse, à peu près abandonnée par le public, conjura l’âme de se retirer. Le chien hurla de plus belle à la lune. Nouvelle sommation du tahua. Le chien hurlait toujours, et d’aventure un bruit se fit entendre, produit sans doute par un déplacement de gaz à l’intérieur du corps. Aussitôt, sur l’injonction du tahua, une douzaine d’individus armés de fusils, de lances et de baïonnettes, se répandirent au dehors, fusillant l’obscurité, sondant les buissons et perforant les toitures des hangars voisins, pour chasser vers sa destination l’âme récalcitrante. Ce tapage fit naturellement aboyer d’autres chiens au fond de la vallée. « L’âme s’éloigne, » dit alors le tahua. Tout enfin rentra dans l’ordre. Les chasseurs d’ombres revinrent. On examina le corps de Niéhitu : quelques lésions produites par la décomposition s’y montrèrent ; c’était une preuve certaine que l’âme venait d’être atteinte par les batteurs de buissons et ne reviendrait plus. On recoucha le cadavre dans sa pirogue, on le couvrit d’une tapa blanche, et le festin funèbre commença. — Un porc rôti entier, flanqué d’énormes jattes de popoï, parut au milieu du groupe des vieillards. On déta-