Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/728

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avant-hier j’ai ressenti devant les tableaux s’éveiller soudainement et vivement en moi le sentiment du beau de la peinture, qui jusque-là ne m’avait rien fait éprouver que de superficiel. J’ai vu et compris, comme par une révélation subite, la beauté dans ce qui était resté pour moi une lettre close. J’avais toujours mis la musique bien au-dessus de la peinture, parce qu’elle exprimait bien plus pour moi. Pour la première fois, j’ai eu à la vue d’un tableau la même impression, le même plaisir qu’à une belle symphonie... C’est surtout celui de tous les peintres que j’avais le moins compris, qui m’avait le moins parlé, en qui je n’avais rien trouvé de beau, c’est Poussin qui m’a fait le mieux sentir de prime-abord cette impression de beauté. Son Assomption, entre autres, est une des plus magnifiques choses que j’ai vues; je l’ai admirée plus que je ne saurais dire. » Ce que M. Alfred Tonnelle ressentait passionnément à la vue d’un tableau de Raphaël ou de Poussin, comme à l’étude d’un morceau de Mozart, de Beethoven ou de Bach, il l’éprouvait avec la même vivacité ingénue en présence d’un spectacle de la nature. Un jour, parcourant les Pyrénées catalanes, il apercevait tout à coup pour la première fois du haut d’un petit col la ligne azurée et brillante de la Méditerranée, et il s’arrêtait saisi devant ce prodigieux ensemble qui s’offrait à ses yeux : belle soirée et azur délicat, pics escarpés, montagnes s’évidant avec une grâce infinie, comme les bords d’une belle coupe, puis au fond l’horizon s’élargissant, se reculant et s’éclairant. « Halte, dit-il, et salut à la mer, à la Méditerranée! Pour la première fois, je la vois d’ici et sans m’y attendre... Je ne me suis pas lassé de contempler cette bande bleue noyée dans l’horizon vermeil du soir. Ce sont les premiers flots de la mer qui baigne les plus beaux rivages de la terre, qui a vu naître, se développer, passer, se croiser, s’échanger sur ses rives toutes les civilisations grandes, délicates, précieuses de l’humanité, cette mer qui est vraiment le cœur et le charme du monde ! Sur cet horizon bleuâtre, l’imagination enchantée vole vers l’Italie et la Grèce, vers l’Egypte, la Judée et l’antique Orient, vers Jérusalem, vers les pyramides, vers le Parthénon, vers Homère, Raphaël, tous les doux noms, tous les grands souvenirs. Je suis heureux d’avoir aperçu ce soir pour la première fois cette belle mer, ces ondes charmées, dans une heure calme et recueillie, par-dessus l’ombre et la fraîcheur de ces belles montagnes, plutôt que de l’avoir vue d’abord au-delà des cloaques et des fabriques de Marseille, comme c’est le cas de presque tous les Français. »

Et ne croyez pas que ce jeune esprit ne fût qu’imagination, qu’il fût tout entier aux spectacles extérieurs, à ce qui charme et ravit. Il étudiait, il étudiait profondément; il se rendait maître de Hegel