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afin que le pénitent puisse se conduire. Ce travestissement ne déplaît point aux Italiens les plus graves. Dans le midi de la France, où il y a aussi des pénitens blancs, bleus et gris, on ne trouve guère pour s’enrôler dans ces confréries que des hommes du peuple ou des fanatiques; mais il faut reconnaître que les confréries françaises ne sont en quelque sorte que des compagnies de secours mutuels religieusement organisées, pour qui tout homme non pénitent est un étranger, et tout pénitent ayant la ceinture d’une autre couleur un rival. A Florence au contraire, les services rendus s’étendent à toute la ville, et la confrérie de la Miséricorde ne mériterait que des éloges, si elle sacrifiait un peu moins au goût public pour les pompes extérieures. Après tout, peut-être a-t-on tort de souhaiter que les Florentins renoncent à un goût qui est si fort dans le génie méridional. Mme Crawford, quoique hérétique, a été saisie de la splendeur incomparable de quelques grandes funérailles auxquelles il lui a été donné d’assister, et je m’étonne qu’elle n’ait rien dit d’un spectacle plus remarquable encore à mon avis, je veux dire l’enterrement du commun des martyrs. J’en parlerais ici volontiers, s’il n’en avait été récemment question dans la Revue[1]. Ces pénitens qui emportent leur proie au pas de course en psalmodiant au plus vite les prières des morts, ces torches qui jettent une lumière agitée, sombre, vigoureuse, presque fantastique, et qui les font ressembler à des fantômes, ces pauvres cadavres qui s’en vont en terre sans amis, sans parens, à la nuit noire, dans ces rues dont les grands palais sombres augmentent l’obscurité, tout cela laisse dans l’âme un souvenir qui ne s’efface point. Il semble que la riante Florence veuille cacher à ses hôtes qu’on n’est pas immortel au sein de tant de délices. Plus de lenteur et de gravité conviendrait mieux peut-être, et donnerait à ces tristes cérémonies leur véritable caractère. Cependant personne n’en souffre, et l’on n’en saurait dire autant de toutes celles où les vivans sont intéressés. Mme Crawford en rapporte plusieurs exemples qui lui ont laissé une désagréable impression.

C’est l’usage en Toscane de bénir les maisons à l’intérieur durant la semaine sainte, ce qui est, suivant les esprits mal faits, un excellent moyen, sinon de voir ce qui s’y passe, du moins de juger l’esprit, le caractère, les idées des habitans, par leur mobilier, par les images qu’ils accrochent aux murailles, par l’absence ou la présence des crucifix, des madones, des bénitiers, etc. Tout est soumis à cette inspection, même les appartemens des étrangers dont la religion est inconnue. Un jour, Mme Crawford était paisiblement chez elle, soudain elle entend sa porte s’ouvrir avec fracas; personne pourtant n’avait frappé : premier motif de mécontentement. Une procession entre, composée d’un prêtre «jeune et de haute taille, » en surplis, et de deux ou trois enfans tout de blanc habillés. L’officiant, conduit par un domestique et suivi de ses acolytes, parcourt avec gravité tout l’appartement en marmottant des prières. Mme Crawford, choquée de ce sans-gêne et « comprenant que cette visite n’était pas pour elle, » s’abstint de se lever, elle se borna à suivre des yeux ce singulier spectacle; mais, ô colère! ô shocking ! on ne s’arrête pas même au seuil de sa chambre à coucher, on y entre, on en

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1859, les souvenirs de Toscane réunis sous le titre de Pichichia.