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admettre mille autres raisons que nous ne saurions deviner. Sans généraliser un pareil exemple, on peut remarquer que l’habitude de vivre trop constamment sous la protection d’autrui a pour les jeunes filles des conséquences très diverses, mais également déplorables. D’abord, si le hasard fait qu’elles soient un seul instant livrées à elles-mêmes, elles sont incapables de vaincre la moindre difficulté. Ensuite elles n’ont le droit ni de choisir un mari, ni même de refuser celui qu’acceptent leurs parens; n’osant résister en face, elles font mille manœuvres souterraines qui leur apprennent l’hypocrisie et les préparent au vice. Dans les rues, elles répondent par des œillades assassines aux regards audacieux des passans qui leur plaisent : où une Anglaise verrait un outrage, elles ne voient qu’un hommage rendu à leur beauté. C’est surtout à l’église qu’elles font leurs conquêtes : elles s’y présentent toujours sous les armes. Un jeune homme qui n’est remarquable, en apparence du moins, que par ses favoris ou ses moustaches se place debout devant celle qu’il a choisie, et, la couvant des yeux, il boit, comme dit le poète, un profond amour. En sortant de l’église, il offre de l’eau bénite, suit la belle dans la rue, apprend ainsi où elle demeure : huit jours après, il est son amant ou il demande sa main.

C’est ainsi que vont les choses en Italie, à la vapeur. Il n’est pas jusqu’aux mariages de raison qu’on ne mène assez brusquement, témoin celui que raconte Mme Crawford. Durant l’été de 1856, une veuve de Pérouse s’était rendue avec sa fille aux bains de Livourne. Tous les regards étaient pour la bella Perugiana, comme on l’appelait, car elle avait la taille et le teint d’une Anglaise avec les cheveux et les yeux d’une Italienne, assemblage, ajoute Mme Crawford, aussi rare que séduisant. On passait et repassait devant sa porte, si bien que les fonctions de sa mère, qui s’était érigée en duègne, n’étaient pas une sinécure. Pour lui rendre justice, la mère était à la hauteur de sa tâche. Elle avait congédié tous ses domestiques, de peur qu’ils ne fussent des intermédiaires pour les messages d’amour. Elle et sa fille faisaient toute la besogne de leur intérieur, avec cette différence que la bella Perugiana s’en acquittait au plus mal. Un jour, en secouant par la fenêtre le linge dont elle essuyait les meubles, elle le laissa tomber par négligence dans la cour d’un café qui se trouvait au-dessous. Comme l’appartement n’était qu’au premier étage, le mal fut aisément réparé; il se trouva, à point nommé, un bon jeune homme, plein de complaisance, pour renvoyer l’objet aux belles mains qui l’avaient laissé tomber. Les semaines s’écoulèrent. La mère vigilante avait toutes les raisons du monde d’être contente de sa fille, si ce n’est qu’elle était d’une maladresse extrême, et que presque chaque jour elle laissait tomber quelque chose par la fenêtre... Les conseils, les leçons, les reproches, n’y pouvaient rien. Enfin le paquet si complaisamment renvoyé se trompa un jour d’adresse; la mère y trouva une lettre, du papier, de l’encre, des plumes, toute une provision qu’il était sans doute urgent de renouveler. Grande fut la colère; bientôt la lutte recommença, mais la surveillance finit par rester victorieuse. La belle « se brisa les ailes contre les barreaux de sa cage, » et quand elle partit de Livourne, elle était fiancée à un riche seigneur qui n’était pas son officieux du café. Elle avait un titre, « et, ajoute amèrement Mme Crawford, de la fortune : que pouvait-elle désirer de plus? »