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rence. Néanmoins l’orgueil national de Mme  Crawford fait ici fausse route. La politesse des paysans de Toscane est proverbiale parmi les voyageurs et même parmi ceux qui n’ont pas l’honneur d’être Anglais. Faut-il croire maintenant que l’isolement invite à la politesse ? Le contraire semble plus vraisemblable, et j’admire les raisons que présente Mme  Crawford à l’appui de son opinion. « Si les paysans anglais ne sont pas polis, dit-elle, c’est que les lords vivent au milieu d’eux la moitié de l’année avec tout leur monde, et leur font comme une société qui rompt leur isolement. » Il faut avouer qu’on ne saurait être moins aimable pour la vieille aristocratie des comtés. Au reste, Mme  Crawford ne flatte personne. Si la vérité lui arrache un éloge, elle trouve, comme on l’a vu, dans l’égoïsme et l’intérêt l’explication de toutes choses, et elle s’empresse de revenir aux défauts, qui frappent surtout son esprit critique. En Toscane, les paysans habitent des maisons beaucoup trop grandes, et par suite horriblement nues ; ils ne connaissent pas le comfortable, ils dînent d’une manière désastreuse, outrageante pour l’humanité, je veux dire d’une soupe sans goût, faite avec un morceau de bœuf microscopique, délayé dans des flots d’eau et flanqué de pâte de macaroni. Le soir, ils se contentent de café ou de pain dur. C’est là, je l’avoue, un grave défaut, et qui prouve que ces braves gens sont aussi sobres que pauvres ! Le seul dont il me paraisse impossible de les défendre après leur incapacité civique, inévitable fruit de leur ignorance, c’est la malpropreté de leurs demeures, qui fait un si étonnant contraste avec la splendeur de leurs champs.

Mme  Crawford fait une exception pour les Lucquois, réunis, comme l’on sait, à la Toscane depuis la mort de l’ex-impératrice Marie-Louise, qui appela leur duc Charles-Louis à régner sur l’état de Parme. Elle leur trouve un esprit d’entreprise qui manque aux Toscans, et qu’elle approuve, parce qu’il a quelque chose d’anglais. Les Lucquois en effet quittent facilement leur pays pour gagner quelque argent ; mais, à la différence des Anglais, c’est toujours pour y revenir. Il y en a qui s’aventurent jusqu’en Amérique ; mais tous ceux que la mort ne surprend pas dans ces lointains pays veulent finir leurs jours au foyer paternel. Ils ont encore un autre titre à la sympathie de Mme  Crawford : ils détestaient cordialement leur nouveau gouvernement et regrettaient l’ancien. Or Mme  Crawford paraît nourrir, j’ignore pour quelles causes, les mêmes sentimens envers le grand-duc Léopold et toute sa famille. Elle ne laisse passer aucune occasion de décrier non-seulement la manière de gouverner des archiducs, ce qui est fort explicable, mais encore leur personne, à son avis dépourvue de l’air noble et majestueux qui conviendrait à leur rang. Quant aux Lucquois, leurs griefs sont de peu de portée : ils se plaignent d’une légère augmentation d’impôts et de ce que leur maître est placé hors de leur vue. Ils aimaient à voir au milieu d’eux un principicule dont la familiarité bizarre et triviale leur plaisait. Mme  Crawford rapporte à ce sujet une anecdote caractéristique.

Un jour, le duc Charles-Louis se promenait dans la campagne, déguisé en paysan. Il s’était avancé un peu loin, et craignait pour ses jambes la fatigue du retour. Ayant aperçu un baroccio, sorte de charrette du pays, il attendit donc qu’elle fût à portée, et pria le baroccino de le conduire jusqu’à Lucques. Le bonhomme ne se fit pas prier, le duc monta, s’assit auprès de lui,