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d’état-major Magnan[1], la deuxième par le capitaine de cavalerie Du Preuil[2], et la troisième par le capitaine d’état-major de Sérionne<ref> Aujourd’hui chef d’escadron d’état-major. <ref>. Le commandant Magnan et le capitaine Du Preuil parlaient tous deux fort bien le turc, ayant été détachés de l’armée française pour l’instruction des troupes du sultan avant la guerre. Quant au commandant de la troisième brigade, le capitaine de Sérionne, il ne savait pas un mot de turc. Les deux premiers étaient donc à même d’être très utiles dans la formation de ces nouveaux corps. Quant au troisième, il compensait l’ignorance du turc par un mérite militaire auquel le maréchal Saint-Arnaud avait rendu hautement justice. Notre chef, le général Yusuf, qui parlait l’arabe, se faisait comprendre de quelques-uns de ses soldats ; mais je crois que tous ne le comprenaient pas, c’est du moins ce que j’ai supposé dans plusieurs circonstances.

Malgré les élémens hétérogènes qui composaient ces bandes, chacun cherchait à lever les obstacles et à seconder le général dans une entreprise qui offrait de si sérieuses difficultés. Chaque soir, le général rentrait du camp brisé de fatigue morale et physique; mais au lieu de prendre un repos qui lui était bien nécessaire, il nous proposait de parcourir les bivouacs avec lui. M. Horace Vernet nous accompagnait souvent dans cette promenade nocturne, qui pour lui surtout n’était pas sans charme. Que de fois n’avons-nous pas admiré ces sauvages guerriers accroupis en cercle autour de leurs feux, fumant gravement leur pipe, offrant à la rougeâtre lueur des foyers du bivouac des visages brunis par le soleil, des vêtemens de toutes formes et de toutes couleurs! Le vieil Orient était là dans toute sa bizarrerie pittoresque. Le général s’approchait des groupes, il échangeait avec les soldats quelques paroles dont je ne pouvais saisir le sens; mais le mot de Moscou revenait souvent dans la conversation. À ce mot, une expression d’implacable fureur contractait tous les visages. Kurdes, Albanais, Arnautes mettaient la main sur leurs pistolets, en lançant avec fureur le mot arabe innchallah (espérons). Était-ce la haine du Russe ou la soif du pillage qui faisait ainsi briller tous les regards? Ce qui est certain, c’est que ces hommes passaient à juste titre pour les premiers pillards du monde, et la ceinture qu’ils avaient roulée autour du corps paraissait largement garnie de bien illicite. Quand le choléra en eut dévoré une partie dans la Dobrutcha, beaucoup de morts avaient sur eux de 7 à 8,000 fr. en or. Je vois encore toutes ces physionomies farouches au milieu desquelles nous nous promenions sans armes et le cigare à

  1. Tué comme colonel à l’assaut de Sébastopol.
  2. Aujourd’hui lieutenant-colonel du 5e hussards.