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brutcha. Nous avions à notre état-major une sorte d’officier turc qui servait, je crois, au général pour les renseignemens dont il pouvait avoir besoin sur le pays. Il était maigre, grand, vieux et très peu rassuré. Nous campâmes en carré, et tout le temps que durèrent les travaux de l’installation, ce brave Turc appréhendait une irruption des Russes. — Ce sera certainement, me disait-il, pour demain matin au petit jour, c’est la manière d’attaquer des Russes. — Profitez alors de la nuit, lui dis-je, pour dormir de votre dernier sommeil. — Il ne pouvait fermer les yeux, et ses terreurs ne s’évanouirent qu’au lever de l’aurore. Le général ayant donné l’ordre de monter à cheval, nous nous mîmes en route. Nous marchions depuis le matin, et le général Yusuf, pour s’éclairer dans un pays qui pouvait nous devenir à chaque instant hostile aux approches de Babadagh, avait détaché la deuxième brigade de bachi-bozouks, sous les ordres du capitaine Du Preuil. Cette brigade devait pousser une forte reconnaissance. Nous cheminions tranquillement avec le reste de la troupe, quand, vers les onze heures du matin, arriva à fond de train, sur un cheval couvert d’écume, un sous-officier mulâtre qui appartenait au 4e régiment de chasseurs d’Afrique, et qui faisait partie de nos régimens irréguliers. Il aborda respectueusement le général en ôtant son képi, et lui annonça que l’on venait d’apercevoir les premières vedettes russes. Ce sous-officier était fils du fameux général français Allard, qui a combattu dans l’Inde avec Rundjet-Sing. J’avoue que mon cœur se dilata, car nous errions dans un vide désespérant. On lui demanda quelle espèce de troupes ce pouvait être ; il nous annonça des cosaques. Ce sous-officier mulâtre, venant nous annoncer la bienvenue de ces enfans du Nord, présentait à l’imagination un contraste piquant.

Le général fit prendre tout de suite quelques dispositions, et nous continuâmes à chevaucher au-devant de cette armée russe, que nous supposions couverte par son éternel rideau de cosaques. Nous marchions depuis fort longtemps, toutes les lunettes de campagne braquées sur l’horizon : on n’apercevait rien, pas un nuage de poussière qui trahît l’approche d’un ennemi quelconque. À un endroit appelé Kergeluk, le général Yusuf s’arrêta : on ne voyait pas de cosaques, et on avait même perdu toute trace de la direction prise par la deuxième brigade, lancée en éclaireurs. Malgré des envois successifs dans tous les sens, aucune nouvelle n’arrivait au général. Plongé dans une cruelle inquiétude, il était descendu de cheval, et, arpentant le terrain, il exprimait avec véhémence toutes ses appréhensions. Un escadron de lanciers turcs qu’il avait envoyé à la découverte avec le capitaine Magnan était parti ; mais les heures se passaient, et on n’entendait pas même parler de cet escadron, commandé cependant par un officier des plus intelligens. J’étais resté