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reposer ses regards sur de si nobles natures et de leur payer le tribut d’hommage dû à leur héroïsme. La marche sur Varna fut aussi meurtrière que la marche sur Kustendjé. C’est au milieu de mourans frappés par centaines que nous arrivâmes à quelques lieues de la petite ville de Mangalia. A cet endroit, il y eut halte. Le général voulait arriver avant la colonne à Mangalia. Il partit donc pour cette ville avec son état-major, me laissant le commandement pendant cette halte, avec l’ordre de ne continuer la marche qu’après avoir reçu de nouvelles instructions.

Déjà, par malheur, cette colonne ne présentait plus que l’image de la déroute : les officiers ne marchaient plus avec leur troupe; les pelotons, les escadrons, les régimens, tout était confondu, et la consternation était peinte sur toutes les figures. Le cadre français présentait seul un contraste frappant, au point de vue de l’organisation morale, avec les bachi-bozouks. Nos officiers gardaient la tête haute et ne se mêlaient point avec les soldats. C’était parmi les bachi-bozouks, troupe désormais jugée, que régnait le plus grand désordre. Beaucoup de ces malheureux, abandonnant leurs rangs, avaient fui vers Varna. J’eus beaucoup de peine à rallier et à masser le peu qui m’en restait sur les bords d’un lac stagnant, lieu choisi pour la halte. On s’arrêta; les hommes ne firent même pas le café, dont la préparation leur aurait offert une distraction et un réconfortant. Mes ordres réitérés furent inutiles; ils me regardaient d’un air morne et hébété, se couchaient là où ils s’arrêtaient, et ne voulaient plus se relever. Aucun abri ne s’offrait pour les protéger contre les ardeurs d’un soleil de plomb, car nous n’avions emporté aucune tente en partant de Varna. La position était horrible. A chaque instant, les officiers venaient me dire que la halte se prolongeait trop, que les miasmes putrides qui s’exhalaient du lac leur enlevaient sans cesse du monde, et qu’il était à craindre que cet endroit ne fût notre tombeau à tous. J’avais les ordres du général, et, fidèle à l’inflexible consigne militaire, je parvins pendant quatre heures, malgré leurs supplications, à les maintenir sur place. Au bout de ce temps, qui me parut un siècle, le général me dépêcha un de ses officiers d’ordonnance pour m’inviter à venir le rejoindre avec la colonne à Mangalia. Je quittai ce lieu maudit; mais que de fosses marquèrent la place que nous occupâmes seulement quelques heures! Pour combien d’entre nous cette halte fut la halte éternelle!

C’est un motif impérieux qui avait décidé le général Yusuf à nous quitter. Il avait appris que la première division était restée en arrière, que les soldats tombaient par centaines sur les routes, et qu’ils n’avaient même pas de vivres. Le général était aussitôt parti pour Mangalia; il avait trouvé là un vapeur français, réuni quelques subsistances, et envoyé les lanciers turcs avec quelques bachi--