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bozouks porter à cette malheureuse division de quoi suffire aux premiers besoins. Le colonel Kosielski conduisait seul la petite troupe chargée de ravitailler la première division. Je paie ici une dette de cœur et de reconnaissance à ce brave et digne officier polonais, dont le nom a été oublié dans les ouvrages publiés sur la terrible catastrophe. Il manqua payer de la vie ce grand acte de dévouement, car, rentré le soir avec ses cavaliers, brisé d’émotion et de fatigue, il tomba sans connaissance au milieu de nous, et nous le crûmes mort. Revenu à lui, il nous peignit dans des termes qui faisaient venir les larmes aux yeux l’état dans lequel il avait trouvé la première division. Le choléra en avait dévoré une grande partie ; le général Espinasse avait perdu presque tous ses aides-de-camp. Partout des cadavres, partout aussi des mourans, que les bachi-bozouks hésitaient à emporter. Il avait fallu que le brave colonel prêchât d’exemple, et, prenant lui-même les malades dans ses bras, les plaçât sur les chevaux. On ne pouvait plus dignement remplir une noble mission.

Ce n’est point à Mangalia même que fut fixé notre bivouac. Il était impossible de s’établir dans cette ville avec une colonne. Nous en fîmes donc le tour et allâmes bivouaquer sur la route de Varna. L’aspect de la malheureuse petite ville de Mangalia était horrible à contempler. Il faudrait la plume de Thucydide racontant la peste d’Athènes pour donner l’idée d’un spectacle aussi affreux. Les places, les rues, les maisons, les jardins regorgeaient de malheureux entassés les uns sur les autres ; on en trouvait jusque dans les citernes, où, cherchant un terme à leurs horribles souffrances, quelques-uns s’étaient précipités[1]. Il fallait aviser au plus vite, sans quoi le fléau allait nous dévorer. Le commandant Magnan avait accompli sa mission à Kustendjé et nous avait rejoints. Le général Yusuf me fit appeler. « Colonel, me dit-il, je compte sur votre dévouement aujourd’hui, et sur celui de chacun de mes officiers. Il faut pénétrer dans la ville, et déblayer les rues, les jardins, les maisons des morts qui s’y trouvent, m’enterrer tout cela, et au plus vite, avant l’arrivée de la première division. Choisissez ce qu’il vous faut de monde. Voici des pelles, des pioches ; partez, et que l’on se mette à la besogne tout de suite ! »

Je choisis aussitôt quelques bachi-bozouks de bonne volonté, et je leur adjoignis quelques sous-officiers français dont je connaissais l’énergie. Avec mes cent bachi-bozouks et trois sous-officiers français armés de pelles et de pioches, ayant avec moi le brave et dé-

  1. On a dit que, pour apporter plus de diligence dans les enterremens, l’armée avait jeté ses morts dans les citernes. Le fait est inexact. J’ai vu moi-même un malheureux courir se précipiter dans une citerne, où déjà plusieurs victimes du même délire avaient trouvé la mort.