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bachi-bozouks dont la conscience était un peu troublée. Une de ses distractions favorites était de façonner lui-même, tout en marchant dans nos rangs, les baguettes qui servaient d’instrumens de supplice à ses estafiers. Chaque soir, il distribuait les bâtons récoltés dans la journée à ses dignes suppôts, qui le suivaient, chargés du redoutable faisceau, graves et fiers comme des licteurs romains.

Tel était l’homme ; voici maintenant l’épisode en question. — Le jour où nous arrivâmes à Kapakli pour la halte, le général voulait prendre un peu de repos ; son esprit avait été trop agité par les derniers événemens pour qu’il n’en eût pas un impérieux besoin. Il avait donné à cet effet une sévère consigne à Mustapha, qui avait préparé ses baguettes, s’attendant bien à sortir enfin de l’inaction que lui avait imposée le choléra. Il connaissait à fond les bachi-bozouks, et il savait qu’il aurait plus d’une infraction à punir. Il avait tracé aux irréguliers un cercle de Popilius qu’un seul, plus hardi que les autres, osa franchir. Accueilli par une volée de coups de baguette, le pauvre diable se sauvait de toute la vitesse de son petit cheval, quand Mustapha voulut le poursuivre. Le terrible chaous faillit être victime de cet excès de zèle : un coup de pied du cheval qu’il reçut en pleine poitrine l’étendit raide sur le sol. Il restait immobile, la face contre terre ; on le crut mort. A cette vue, on ne peut se figurer les cris de bonheur et de triomphe que poussèrent les bachi-bozouks ; mais Mustapha était encore de ce monde : il leva la tête, il ouvrit un œil et dirigea sur les rieurs un morne regard. L’effet fut électrique : tous se sauvèrent comme des moineaux effarouchés, tant ils redoutaient que le chaous ne les eût reconnus. On peut juger par ce fait de la terreur qu’inspirait cet homme. Je ne sais ce qu’est devenu l’épouvantail des bachi-bozouks; mais s’il a jamais rencontré, seul la nuit sur les routes de l’Orient, quelqu’un de ses anciens frères d’armes, je crains fort qu’il n’ait payé chèrement l’honneur d’avoir été quelque temps l’exécuteur des œuvres de notre justice militaire.

Le dernier épisode qui marqua notre retour fut aussi un dernier contre-temps à mettre sur le compte du choléra. Il fallait passer, pour regagner Varna, près de la troisième division, qui avait appris les désastres causés dans nos rangs par le fléau. J’étais chargé de masser les débris de nos trois brigades et de les maintenir sur une petite éminence boisée, tandis que le général Yusuf se porterait de sa personne auprès du prince Napoléon, commandant la troisième division. Notre colonne était réduite à une poignée d’hommes, et j’avais pu faire ce jour-là une chose exceptionnelle en cavalerie : masser trois brigades dans un bois d’un arpent carré ! Mais je n’étais pas à bout de surprises. La troisième division, nous ayant aperçus, se déploya en tirailleurs ; elle avait ordre de ne laisser pénétrer au-