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paysan, qui a voulu marier sa fille à la ville; cette belle Madeleine, à demi paysanne, à demi demoiselle, qui dédaigne Jean le maréchal, Denis le travailleur de terre, et qui finit par épouser un commis libertin, est aussi une figure qu’on n’oublie pas. Pour que la leçon se grave plus fortement dans l’esprit de ceux qui l’écoutent, le conteur n’hésite pas à répéter le sinistre avertissement qui a déjà retenti dans les hameaux de la vallée du Rhône : n’élevez pas la fille au-dessus de la mère! Ce n’est pas lui assurément, fils d’un jardinier de village, écrivain aujourd’hui et poète moraliste du Comtat, ce n’est pas lui qui blâmera l’instruction donnée aux enfans; si le fils ne s’était jamais élevé au-dessus de son père, il sait bien que le monde serait resté en place, et que le genre humain n’accomplirait pas les œuvres de Dieu. N’allons pas le chicaner sur ce point, ce serait faire acte de pédantisme et méconnaître volontairement sa pensée. Cette pensée, dans le cadre où il la présente, est aussi claire que juste, et avec quel art il a su l’exprimer, avec quelle précision et quel relief!

Nous avons dit que deux autres poètes, M. Théodore Aubanel et M. Frédéric Mistral, étaient venus se placer auprès de M. Roumanille dans le recueil des Provençales. M, Théodore Aubanel est le fils d’un imprimeur d’Avignon; élevé dans une famille sévèrement chrétienne, il unit aux croyances de son toit domestique une imagination inquiète et sombre. Je croirais volontiers que ses lectures favorites ont été les tercets de la Divine Comédie et les Iambes de M. Auguste Barbier. Son inspiration est concentrée; sa parole, brève, sifflante, part comme la flèche et frappe le but. Je ne sais si M. Aubanel se préoccupe beaucoup d’être apprécié du peuple; avant tout, c’est un artiste, et c’est aux artistes qu’il veut plaire. La langue provençale est pour lui une matière ductile et molle qu’il s’applique à rendre solide comme l’airain. Il écrit peu, mais tout ce qu’il écrit atteste la passion et la force, une force qui se contient pour éclater au moment marqué par le poète, une passion taciturne que révélera une explosion subite. Deux ou trois pièces, dans le recueil de M. Roumanille, ont suffi pour signaler chez M. Aubanel un des jeunes maîtres de la pléiade. Il excelle à graver en quelques traits une image à l’eau-forte, et quand on a vu ces vigoureuses estampes, on ne peut les oublier. Le rustique tableau intitulé les Faucheurs (li Segaire) est l’œuvre d’un burin qui n’hésite pas; chaque détail recueilli par l’observation est accusé d’une main ferme, et les trivialités même, s’il est possible d’en tirer parti, ne font pas reculer l’artiste. Voilà bien les rudes travailleurs, avec leurs culottes trouées et leurs visages bronzés au soleil, voilà les faux qui reluisent comme des épées, la luzerne qui tombe, les sau-