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allait vers le berceau de l’enfant Jésus. Où était ce berceau? A Bethléem ou dans la vallée du Rhône? On ne saurait le dire. Quelques-uns des poètes avaient repris le ton de l’histoire et s’inspiraient du récit évangélique, les autres, fidèles à la naïve tradition de Saboly, continuaient de peindre la Provence en glorifiant la crèche; mais, poésie idéale ou réalité familière, on ne voyait partout que des fleurs, partout on n’entendait que des chants.

Parmi ces noëls de 1856, il en est quelques-uns qui méritent une mention à part, ce sont les noëls charmans de M. Roumanille et les noëls terribles de M. Aubanel. M. Roumanille est de ceux qui ont conservé la tradition de Saboly; en allant à la crèche de Jésus, il ne sort jamais de la Provence. Ces petits enfans qui montent sur l’âne, qui jouent avec les cornes du bœuf, ce sont, comme les pâtres du vieil organiste, des enfans de Montmajour ou de Saint-Rémy. C’est une Provençale aussi, cette jeune fille aveugle qui supplie sa mère de la conduire à l’étable où le Sauveur vient de naître : « Mère, pourquoi me laisser seule ici? Je pleurerai, je me désolerai pendant que vous bercerez l’enfant. — Ma fille, qu’irais-tu faire à la crèche? Tes pauvres yeux sont condamnés à ne pas voir. Résigne-toi. A la vêprée, demain, quelle joie pour toi quand nous reviendrons! Nous te raconterons tout ce que nous aurons vu.» Mais l’aveugle prie si doucement, si tendrement, qu’il faut bien l’emmener à Bethléem ; elle arrive, elle met sur son cœur la main du divin enfant, et aussitôt la vue lui est rendue. Le poète a pris pour épigraphe ces paroles de saint Thomas d’Aquin : Præstet fides siipplementum sensuum defectui. Cette rectification des sens par la foi est exprimée ici avec une rare harmonie de style : le dernier vers, e ié végué ! et elle vit! est comme un cri de joie, comme l’explosion de la lumière dans les ténèbres. Tout autres sont les tableaux de M. Théodore Aubanel; là, plus de suaves histoires, plus de légendes et de peintures provençales; nous sommes bien dans l’antique Judée, et la vigoureuse imagination de l’auteur commente tragiquement les récits de l’Évangile. Tantôt ce sont les esclaves à qui un ange annonce la venue du rédempteur, et le servile troupeau, tout à coup réveillé, pousse une clameur à faire trembler les césars. Tantôt c’est le massacre des innocens. Le poète en a fait trois noëls qu’il appelle une trilogie : le premier, le Chien de saint Joseph, est d’un effet étrange et sinistre. Le chien du charpentier Joseph, le bon chien Labri, si connu des enfans du village, ne fait que hurler depuis le matin. Les mères tremblent, les enfans frissonnent : « Ce n’est rien, dit une voix; Joseph et Marie, en partant hier, l’ont oublié dans l’étable. Il en devient fou, et voilà la cause de ce sabbat d’enfer. Ouvrez-lui la porte, il se taira. » On ouvre, et Labri hurle