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va ramasser son trident. Ce n’est plus un lutteur, c’est un assassin. Du triple fer de sa longue lance, il perce Vincent, qui tombe tout sanglant sur l’herbe, les yeux tournés vers le mas des Micocoules, dont les blanches murailles brillent là-bas derrière les arbres. « Ce soir, dit le meurtrier en partant au galop sur sa jument, ce soir, les loups de la Crau vont rire à pareil festin. » Et, galopant toujours, il arrive au bras du Rhône qui le sépare de la Camargue. Le soleil est tombé, la nuit est déjà noire. Il aperçoit une barque montée par trois pêcheurs : — Holà ! ho ! gens de la barque, en pont ou en cale, me passeriez-vous, moi et ma jument ? — Viens vite, bon garnement, répond une voix moqueuse. — Ourrias s’assied sur la poupe, et la cavale, attachée par son licou, nage derrière la barque ; mais à peine Ourrias est-il assis, que la barque s’affaisse et chancelle : les planches sont pourries, l’eau filtre de toutes parts. « Nous portons mauvais poids, » dit le pilote. D’où vient donc qu’il est si tranquille, ce pilote, au moment où la barque va sombrer, et quand Ourrias, éperdu, pâle comme un spectre, sent déjà la main de Dieu ? D’où vient qu’il s’écrie : « Tu as tué quelqu’un, misérable ! » et que ni lui ni ses compagnons ne s’inquiètent de vider l’eau de la barque, ou de gagner la rive au plus vite ? C’est que ce n’est pas là un pilote ordinaire, ce ne sont pas des pêcheurs… Le poète s’est emparé hardiment d’une belle et sinistre légende des bords du Rhône. Pendant certaines nuits de l’année, selon la tradition populaire, les âmes des noyés reviennent sur la rive, et des deux côtés du fleuve on voit se dérouler la procession des morts. Ils reviennent pour chercher la trace du bien qu’ils ont fait dans la vie ; toute action vertueuse accomplie par eux sur la terre devient une fleur dans leurs mains, et lorsque la gerbe est assez forte, elle s’envole comme si elle avait des ailes, et les emporte au paradis. Quant aux âmes qui chercheraient en vain de pareils souvenirs, elles retombent ensevelies dans les vagues et y rouleront éternellement. Or, pendant que la procession s’agite, les lutins, les esprits nocturnes, sautant, dansant, prenant maintes formes, se mêlent familièrement à l’assemblée lugubre. Les pêcheurs qui ont recueilli Ourrias sont des lutins de la nuit ; insensibles aux cris du dompteur de bœufs, ils lui expliquent la cérémonie, ils lui montrent groupes par groupes les âmes des noyés cherchant les fleurs libératrices, et chaque mot de cette explication redouble les angoisses du meurtrier. Puis la barque s’engloutit, Ourrias roule au fond du fleuve, et les lutins s’envolent.

Tout ce tableau est tracé de main de maître. La rencontre d’Ourrias et de Vincent, le contraste de ces deux hommes opposés ainsi seul à seul dans l’immense solitude des plaines pierreuses, le combat, le crime du bouvier, sa course effrénée dans la Crau, son arri-