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mis à nu sur les bords des langues de terre humide et fangeuse, de mornes promontoires, qui, de distance en distance, se prolongent aux heures du reflux dans le fil de l’eau. Quand la marée fut tout à fait basse, ces bandes d’enfans, parmi lesquels je distinguai des jeunes filles, quelques hommes et beaucoup de vieilles femmes, se dispersèrent des deux côtés de la Tamise sur les terres découvertes et parmi les embarcations que le flot en se retirant avait laissées à sec. Je les vis alors s’ébattre et piétiner jusqu’au genou dans la vase épaisse qui recouvrait les sables : c’étaient les alouettes de boue [mud-larks). On se demande ce que peuvent trouver sur ces plages stériles ces essaims de chercheurs : ils ramassent dans des corbeilles des morceaux de charbon de terre, des pièces de bois, des clous, et, le hasard aidant, quelque monnaie de cuivre. Ils se rencontrent sur toute la distance du Vauxhall à Woolwich. Quelques-uns des enfans n’ont pas plus de six ans ; presque toutes les vieilles femmes présentent les traits d’une décrépitude rendue plus hideuse encore par les haillons de la misère. Les garçons ont une mine tant soit peu sauvage et farouche : leur vêtement consiste le plus souvent en un bonnet de jonc tressé, une chemise de couleur et un pantalon relevé jusqu’aux genoux. D’autres n’ont pas même ce qu’on peut appeler un vêtement : quelque défroque grotesque couvre tristement leur nudité. Les alouettes de boue nichent pour la plupart dans le voisinage du fleuve, au fond de quelque cour sinistre ou d’une allée noire comme un bois. Ainsi qu’aux alouettes des champs, un lit de paille leur suffit. J’ai vu dans une des pauvres mes de Blackwall une maison tenue par une femme, et dans laquelle étaient hébergés une quinzaine d’enfans, tous mud-larks. L’hôtesse, sorte de virago, faisait respecter son autorité au milieu de ce petit peuple par la force incontestable de ses poignets. D’un caractère concentré, taciturne et ombrageux, ces enfans de la Tamise ne parlent pas volontiers aux étrangers de leurs affaires. Ils semblent avoir épuisé leur vocabulaire quand ils ont demandé la charité. Cette réserve tient peut-être tout simplement à l’état borné de leurs connaissances, dont le cercle ne s’étend point au-delà des marées ni de la pratique de leur petite industrie. Quelques moralistes anglais considèrent les mud-larks comme des enfans perdus pour la société[1] : il ne faut point accueillir légèrement cette opinion. M. Mayhew remarqua un jour dans un groupe de mud-larks un garçon de quinze ans dont la figure était intéressante. Il en parla à un de ses amis, homme de lettres, qui procura à l’adolescent une place dans une imprimerie. Grâce aux efforts et à la bonne conduite de l’ancien

  1. On les accuse, entre autres méfaits, de ne point se contenter des maigres profits que le fleuve leur procure ; la plupart d’entre eux font, dit-on, des attaques nocturnes sur les barques chargées de charbon de terre.