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antre, elle ne voit plus son lionceau? Hurlante soudain, légère et efflanquée, sur les montagnes barbaresques elle court... Un chasseur maure, dans les genêts épineux, le lui emporte au grand galop. Qui vous tiendra, filles amoureuses?... » Mireille a quitté le toit paternel, et elle n’y reviendra plus. Sa fuite à travers la Crau est un tableau très poétique; pourquoi l’auteur s’amuse-t-il trop aux détails? Pourquoi ces descriptions sans fin qui ralentissent l’action? Il faut en dire autant de la peinture de la ferme après le départ de Mireille, et aussi du tableau de la Camargue, de l’arrivée de la fugitive au village des Saintes-Maries, de l’apparition des saintes, et surtout de cette conférence singulière où Marie-Madeleine, Marie Jacobé et Marie Salomé, ordinairement plus secourables, exposent à la jeune fille mourante toutes les antiquités chrétiennes de la Provence. On retrouve ici les prétentions épiques dont je parlais tout à l’heure. Il est évident que le poète introduit de vive force dans son idylle les solennelles machines de l’épopée; or, comme le ciel et l’enfer doivent jouer un rôle dans l’épopée, les incantations de la sorcière au fond des cavernes des Alpines sont destinées à représenter l’enfer, de même que l’apparition des saintes et leur sermon historique représentent les splendeurs du paradis. Voilà le sens de cette érudition d’apparat et le but de ces fastidieux hors-d’œuvre. Assurément l’agonie de la jeune fille au milieu des regrets du père, des embrassemens de la mère et du désespoir de Vincent, l’extase et la mort de Mireille, emportée au ciel par les saintes, toutes ces peintures si vraies, si touchantes, produiraient une émotion bien autrement profonde, si dans l’intervalle qui sépare les scènes dramatiques de la ferme et la scène finale des Saintes-Maries, l’inspiration artificielle de la fausse épopée n’altérait la franche beauté du poème agreste.

Que reste-t-il donc des douze chants de Miréio? Une idylle vraiment originale, des tableaux pleins de vie, au début une suave églogue, une peinture exquise de l’amour ardent et ingénu, puis de grandes figures de pâtres, de fermiers, de vieillards, les scènes de l’existence rustique, c’est-à-dire les sentimens primitifs de l’homme, reproduites avec une majesté simple et comme par un chantre des anciens âges, une œuvre enfin qui, réduite de moitié, serait peut-être un modèle de poésie saine et robuste au milieu de tant d’imaginations efféminées. Ne comparons pas M. Frédéric Mistral à Homère, comme l’ont fait d’imprudens et peut-être de faux amis; n’allons pas non plus lui sacrifier les grands poètes de la société moderne, un Klopstock, un Goethe, un Schiller, un Chateaubriand, un Byron, sans parler de ceux qui vivent encore; pour remplacer ces chantres de l’âme qui ont exprimé nos doutes et nos prières, qui ont donné une voix écla-