Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/847

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faute que je lui reproche, c’est la situation contradictoire où il s’est placé. Puisque sa mâle et ardente imagination lui dicte des œuvres trop hautes pour son populaire auditoire, puisqu’il s’adresse à un public de lettrés et d’artistes, qu’il se rappelle les paroles d’André Chénier. Sa langue, c’est celle de la France; qu’il lutte avec elle, qu’il la plie à ses pensées, qu’il la marque, s’il peut, de son empreinte, comme l’ont fait tous les poètes originaux. Il pourra donner alors toute sa mesure, et ses vrais juges pourront le juger.

Nous tiendrons le même langage à M. Théodore Aubanel. Ou bien le vigoureux poète du Neuf Thermidor et du Massacre des Innocens se préoccupera toujours de l’humble public à qui s’adresse la littérature provençale du XIXe siècle, ou bien, s’il vise plus haut, il écrira résolument en français, afin d’éviter une situation fausse. M. Aubanel doit publier prochainement sous le titre d’Amertumes un recueil de pièces provençales qui contient toute une histoire de cœur. Nous avons lu quelques-unes de ces pages mouillées de larmes, et nous y avons remarqué un rare mélange de tendresse et de force. «Et toi, fier Aubanel, dit M. Mistral dans Miréio, toi qui des bois et des rivières cherches le sombre et le frais pour ton cœur consumé de rêves d’amour ! » C’est ce poète passionné qui va se révéler dans les Amertumes; son recueil, espèce de romancero de la douleur, est composé de pièces distinctes et unies cependant par une chaîne invisible, si bien que toutes les phases de la passion s’y développent, comme les péripéties d’un drame. N’est-il pas évident, à première vue, qu’un tel poème s’adresse à des esprits cultivés ? Ce ne sont ni les pâtres de la Camargue ni les fermiers des Alpines qui apprécieront ce romancero. M. Aubanel traduira sans doute son poème en français et ira chercher des lecteurs à Paris; mais ces lecteurs auront le droit de lui dire : « Pourquoi ne confiez-vous pas l’expression de ces plaintes touchantes à la langue de ceux qui doivent sympathiser avec vous? Vous avez l’enthousiasme de l’art, et vous convoitez la renommée littéraire ; pourquoi donc une discrétion si timide au milieu de la hardiesse que révèlent vos chants? Cette pusillanimité vous sera funeste; peu compris dans votre province à cause de la nature de vos œuvres, vous ne le serez guère davantage au sein de la grande patrie, si vous vous obstinez à écrire dans un dialecte inconnu à l’est et à l’ouest, au nord et au centre de la France, et qui, même chez vous, est de jour en jour abandonné des hautes classes. Résignez-vous à chanter, sans traduction française, pour le peuple de vos campagnes, ou bien mesurez-vous courageusement avec la langue nationale. »

Quant à M. Joseph Roumanille, on ne peut que lui souhaiter une continuation de succès. La langue qu’il emploie, langue morte ou