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aurait l’inconvénient d’atteindre, dans la personne des vivans, le nom porté par un mort illustre, nous essaierons de trancher à notre point de vue une question qui a été soulevée à propos de cet incident, et qui peut être discutée sans amertume.

Deux opinions ont été mises en présence. Selon la première, l’artiste doit tout puiser dans son imagination, c’est-à-dire ne raconter, même sous le voile de la fiction, aucun enchaînement de faits observés par lui dans la réalité, et ne peindre aucun caractère, aucun type pris sur nature. D’après cette sentence, tout artiste qui retrace des scènes de sa propre vie, ou qui analyse des sentimens de son propre cœur, commet une indécence, et livre son âme en pâture à la populace. Donc (si cet artiste est une femme surtout) toute populace a le droit de l’insulter et de la calomnier, à la plus grande gloire de son pays et de son siècle.

Selon l’opinion contraire, tout artiste, sous peine de ne plus être artiste du tout, doit tout puiser dans son propre cœur, c’est-à-dire qu’il ne doit écrire, parler, chanter ou peindre qu’avec son âme, ne juger qu’avec son expérience ou sa conviction, n’étudier qu’avec son individualité, enfin n’émouvoir les autres qu’à l’aide de sa propre émotion, actuelle ou rétrospective. Il doit son âme à la multitude, et le jugement de la populace ne doit pas le préoccuper un instant, vu que si, dans les multitudes, il y a toujours, sous le rapport intellectuel et moral, une populace inintelligente, méchante et grossière, la multitude renferme aussi dans ses rangs l’aristocratie des lumières et la saine bourgeoisie de la raison.

Ce serait donc, d’après cette opinion, qui est la nôtre, mépriser son époque et ses contemporains que de regarder la renommée comme une flétrissure, et de préférer le silence qui procure le repos, parce qu’il établit l’impunité, à l’expansion qui donne le mérite, parce qu’elle prouve le courage.

Tout ceci amène la question suivante : Faut-il être artiste pour soi tout seul dans la vie murée, ou faut-il l’être au profit des autres, en rase campagne, en dépit des amertumes de la célébrité ?

Nous répondrons que d’excellens esprits et de nobles cœurs peuvent fort bien se passer de notoriété, attendu que ce n’est pas le retentissement qui constitue le mérite, — il n’en est qu’un résultat, quelquefois inévitable et même quelquefois involontaire, — mais qu’aux yeux de certains artistes croyans, tous les inconvéniens que la notoriété entraîne doivent être subis de bonne grâce, parce que l’expansion leur paraît un devoir à remplir, non-seulement au point de vue de l’art, mais encore à celui du libre examen des choses de l’âme. Ceux qui sont partis de ce principe, ou qui, sans l’avoir creusé au début, l’ont reconnu en route et accepté avec toutes ses