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I.

Je peux dire sans hyperbole que j’ai été élevé dans un rocher. Le château de mes pères, très bien nommé le château de La Roche, est bizarrement incrusté dans l’excavation d’une muraille de basalte de cinq cents pieds d’élévation. La base de cette muraille forme, avec son vis-à-vis de roches identiques, une étroite et sinueuse vallée où, à travers de charmantes prairies ombragées de saules et de noyers, serpente et bondit en cascatelles impétueuses un torrent inoffensif. Le chemin qui conduit chez nous passe sur le versant qui nous fait face, lequel se relève presque aussitôt et nous enferme dans un horizon de bois de pins extrêmement triste et borné.

C’est donc un nid que le château de La Roche, un vrai nid de troglodytes, d’autant plus que tout le flanc du rocher dont nous occupons le plus large enfoncement est grossièrement creusé de grottes et de chambres irrégulières que la tradition attribue aux anciens hommes sauvages (c’est le mot très juste dont se servent nos paysans), et que les antiquaires n’hésitent pas à classer parmi ces demeures des peuples primitifs que l’on rencontre à chaque pas sur certaines parties du sol de la France.

Bien que notre domaine fût situé dans le département de la Haute-Loire, et que l’on s’habitue déjà en France à regarder les limites des départemens comme celles des anciennes provinces, ma famille se défendait énergiquement de n’être pas de la noblesse d’Auvergne, et elle avait raison, puisque l’Auvergne avait autrefois pour limite la montagne de Bar et s’étendait par conséquent bien au-delà de Brioude.

Il faut connaître les rivalités tenaces qui ont existé durant des siècles entre les pays limitrophes, et qui se font encore sentir avec âpreté, pour comprendre à quel point mes vieux oncles et mes vieilles tantes tenaient à être de souche auvergnate et à n’avoir rien de commun dans leurs origines avec le Velay.

Le château de mes pères est planté haut dans la roche, puisque ses clochetons élancés en dépassent la crête. Un détail peindra tout à fait la situation. Ma mère, étant d’une faible santé et n’ayant d’autre promenade qu’une petite plate-forme au pied du château, sur le bord de l’abîme, ou le sentier rapide qui descend en zigzag aux rives du torrent, ou encore le chemin raboteux et cent fois exploré qui tourne à droite vers le coteau déprimé pour franchir le ruisseau et revenir, en face de nous, se perdre dans les bois, imagina de se créer un jardin au sommet de l’abîme où nous perchons. Comme celui de tous les contre-forts basaltiques des environs, ce sommet