Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/984

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de vision. Pour employer le langage bizarre, mais expressif, des Allemands, elle objective ses propres chimères. Quelques critiques ont prétendu que nul poète n’avait su étreindre la réalité comme M. Victor Hugo ; en cela, ils ont été abusés par la précision du poète et par la violence pour ainsi dire physique que ses créations exercent sur nous. Je crois que ce jugement est une erreur, et que M. Victor Hugo est bien plus un poète subjectif qu’on ne le pense généralement ; seulement, au lieu de prendre, comme les poètes subjectifs, ses inspirations dans l’âme et dans la conscience, qui ne contiennent que des impressions morales et insubstantielles, lui, il les prend exclusivement dans l’imagination, faculté matérielle, réceptacle de toutes les impressions physiques que la réalité a faites sur les sens, où les images les plus diverses, associées pêle-mêle, forment par leur accouplement forcé les combinaisons les plus bizarres. Les créations de M. Victor Hugo sont donc avant tout des images subjectives rejetées en dehors de lui-même par la force de fermentation d’une imagination prodigieuse: ce sont essentiellement des apparitions ; mais, me direz-vous, ces apparitions sont décrites avec une précision étonnante ! Ignorez-vous que rien n’est plus précis que les figures des hallucinations ? Et puis considérez quelles sont les émotions que vous éprouvez devant ces figures ! Rien n’est vif comme les plaisirs, rien n’est poignant comme les chagrins du rêve. Les émotions que nous font ressentir les créations de M. Hugo sont des émotions d’angoisse extrême, qui, par leur pénétrante vivacité, dépassent de beaucoup les émotions de la réalité.

J’arrête ici ces remarques, mon intention n’étant point de donner une description complète du génie poétique de M. Victor Hugo, mais seulement d’indiquer, parmi les facultés de ce vigoureux esprit, celles qui ont surtout coopéré à la création de l’œuvre nouvelle intitulée : la Légende des Siècles. J’avertis donc le lecteur qu’en ouvrant ce livre il doit effacer de sa mémoire quelques-uns de ces souvenirs que lui avaient laissés les œuvres précédentes de l’auteur. Les caractères de l’œuvre nouvelle sont avant tout la force, l’audace, une violence continue et latente ; les sentimens qui la remplissent sont un âpre amour de la justice et du courage, une haine implacable mêlée de frayeur contre le mal et les méchans. Ni douceur, ni tendresse ; l’auteur a dédaigné de charmer. Il n’y a pas dans le livre une seule légende d’amour. Peu ou point de mélodie : deux fois seulement l’auteur s’est souvenu qu’il avait, dans l’art des guitares et des romances, obtenu jadis les plus brillans succès ; mais si la mélodie fait défaut, en revanche l’harmonie est admirable. Après une ouverture à grand orchestre, brillante, mais parfois confuse comme les voix de la nature qu’elle essaie d’imiter.