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L’auteur disait sans doute qu’après avoir peint dans son premier ouvrage les souffrances des esclaves, il avait voulu, dans le second, montrer les dangers que l’esclavage crée aux maîtres ; mais, pour être traitée à deux points de vue différens, la thèse n’en était pas moins identique dans les deux romans, et les personnages s’y ressemblaient aussi bien que les raisonnemens. Mme Stowe allait-elle persévérer dans cette voie et condamner ses lecteurs aux nègres à perpétuité ? Le public eût protesté ; il a beau épouser chaudement une noble et sainte cause, il ne se croit point tenu de s’ennuyer.

On pouvait d’un autre côté se demander si le talent de Mme Stowe était susceptible d’une transformation. Fallait-il considérer l’auteur de l’Oncle Tom et de Dred comme un écrivain d’imagination ou comme un polémiste énergique et passionné ? A voir cette accumulation de personnages qui disparaissent après avoir rempli chacun quelques pages, cet entassement d’épisodes sans lien et presque sans rapport entre eux, ces interminables conversations où l’auteur se donne la réplique à lui-même, pouvait-on appeler ces deux ouvrages des romans ? N’était-ce pas tout au plus des pamphlets en action ? N’était-ce pas une conviction, ardente jusqu’au fanatisme, qui avait tracé les scènes navrantes de l’Oncle Tom et dicté les brûlantes invectives de Dred ? Otez de ces deux livres la généreuse colère qui anime l’auteur et qui se trahit à chaque pas, et l’inspiration en disparaît. Mme Stowe pouvait-elle se passer d’une thèse à défendre, et lorsqu’elle aurait à esquisser de simples héros de roman, qui ne seraient plus pour elle des argumens personnifiés, trouverait-elle encore ces touches vigoureuses et ces couleurs passionnées qui ont ému et ravi le monde lettré ?

Quelques-unes des figures tracées par Mme Stowe, et à peu près inutiles à son argumentation, la jeune Évangéline dans l’Oncle Tom, le nègre Tobie dans Dred, étaient des chefs-d’œuvre de fine observation. Moins ces créations charmantes concouraient à la démonstration que poursuivait l’auteur, et mieux elles témoignaient en faveur de la fécondité de son imagination, en faveur des ressources d’un talent délicat et souple, qui savait passer du pathétique le plus émouvant à la plus spirituelle et à la plus franche gaieté. Le doute restait pourtant légitime, et l’on attendait avec curiosité le prochain ouvrage de Mme Stowe. Cet ouvrage vient de paraître ; c’est encore un roman, mais un roman d’amour.

Mme Stowe a rompu, sinon tout à fait avec les nègres, au moins avec les thèses abolitionistes et la polémique contemporaine. Elle assure qu’elle a voulu mettre en scène les mœurs et les croyances de la Nouvelle-Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. On pourra se demander si elle est bien réellement remontée à soixante ans en arrière ; mais le doute n’est pas permis sur le caractère de son œuvre.