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L’amour, tel que le conçoit Mme Stowe, est le développement le plus complet et le plus pur que puisse prendre l’élément romanesque de notre cœur : voilà pourquoi elle a écrit une histoire d’amour. Elle met en présence, comme rivaux, un ministre qui est un modèle de foi et de vertu, et ce que nos pères auraient appelé un libertin, c’est-à-dire un homme de foi médiocre et sans aucune dévotion, et c’est à celui-ci qu’elle donne l’avantage. Il est vrai qu’elle a soin de le convertir préalablement ; mais elle n’en laisse pas moins la vertu sans récompense, et c’est une grande audace en face d’un public de puritains. Que nous sommes loin des romans d’Elisabeth Wetherell et de toute l’école méthodiste !

Après avoir exposé la thèse de l’auteur, il est temps de faire connaître ses personnages, nous allions dire ses argumens. Commençons par la veuve Scudder, la mère de l’héroïne, la femme sérieuse et positive, type de la matrone américaine.


« La veuve Scudder était une de ces femmes qui sont reines dans leur petit cercle. Personne n’était plus souvent cité, personne n’était l’objet de plus de déférence, personne ne jouissait d’une autorité moins contestée. Elle n’était pas riche, une petite ferme et un modeste chalet à un étage composaient toute sa fortune ; mais elle était une de ces femmes enviées que les gens de la Nouvelle-Angleterre appellent une femme de ressource, don précieux qui, aux yeux de cette race avisée, est bien au-dessus de la beauté, de la richesse, de l’instruction, ou de toute autre qualité mondaine. Ressource est le mot yankee pour savoir-faire, et le défaut opposé, c’est ne pas savoir se retourner. Pour les Yankees, avoir du savoir-faire est la plus grande des vertus chez un homme ou une femme, comme ne pas savoir se retourner est le plus grand des défauts. Rien n’est impossible à la femme de ressource. Elle saura nettoyer les planchers, laver et tordre le linge, pétrir le pain, brasser la bière, et cependant ses mains demeureront petites et blanches : elle n’aura point de revenu appréciable, cependant elle sera toujours bien mise ; elle n’aura point de servante avec une laiterie à conduire, des gens de journée à nourrir, un pensionnaire ou deux à soigner, des quantités inouïes de conserves et de confitures à faire, pourtant vous la verrez régulièrement, tous les après-midi, assise à la fenêtre de son salon, à demi cachée par les lilas, calme, paisible, occupée à monter un bonnet de mousseline ou lisant le dernier livre paru. La femme de ressource n’est jamais pressée, et elle n’est jamais en retard. Elle a toujours le temps d’aller au secours de la pauvre Mme Smith, dont les confitures ne veulent pas prendre, ou d’enseigner à Mme Jones comment elle donne à ses cornichons une si belle couleur verte, et il lui restera le loisir de veiller la pauvre vieille Mme Simpkins, prise d’une attaque de rhumatisme.

« C’est à cette classe de femmes qu’appartenait la veuve Scudder. Unique enfant d’un armateur de Newport, elle avait été une grande et belle jeune fille aux yeux noirs, avec des sourcils en arc, un pied cambré comme celui d’une Espagnole, une petite main à qui rien ne fut jamais impossible, une