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mes souvenirs de voyage. Je savais écrire aussi bien que cent autres, et l’homme qui a beaucoup vu peut prétendre à se faire lire. Eh bien ! je ne trouvais aucune satisfaction dans l’idée de sortir de mon orgueilleuse obscurité. Je sentais que ma véritable vie, c’était mon amour, et non pas mes voyages. Je ne voulais pas raconter ma vie intérieure. L’autre ne m’intéressait pas assez moi-même pour que j’eusse le courage de la présenter avec le soin et le talent nécessaires.

Je n’ambitionnais pas non plus la fortune. Autant que je savais et daignais calculer, je pensais que les emprunts contractés pour voyager ne compromettaient pas très sérieusement mon capital, et la moitié de ce capital m’eût encore suffi pour vivre avec la frugalité dont j’avais l’habitude. Seulement je ne devais pas songer à élever une famille dans les conditions de la vie dite honorable, que ma mère avait soutenue pour moi avec d’incessans et d’impuissans efforts. Je songeai sérieusement à épouser quelque pauvre fille habituée à la misère, et qui pourrait regarder ma pauvreté comme un luxe relatif ; quant à mes enfans, je pourrais les élever moi-même, couper en eux dans la racine toute fierté nobiliaire, et les pourvoir d’un état qui, brisant toute tradition d’oisiveté privilégiée, ferait d’eux les hommes de leur temps, c’est-à-dire les égaux et les pareils de tout le monde.

J’étais perdu dans mes pensées, quand la vieille Catherine, surprise de trouver les clés aux portes des appartemens, entra avec son maudit chien, qui s’étranglait de peur et de colère en me sentant là. La bonne femme fit comme lui, elle s’enfuit en criant et en menaçant. Elle me prenait pour un voleur.

Il me fallut courir après elle et me nommer cent fois, et lui jurer que j’étais le pauvre Jean de La Roche, pour qu’elle n’ameutât pas les gens de la ferme et pour qu’elle consentît à me croire. D’abord mon costume demi-marin, demi-touriste, et ma barbe épaisse et noire me rendaient affreux à ses yeux. Et puis je n’étais plus le frêle jeune homme aux mains fines, au cou blanc et aux cheveux bien coupés qu’elle avait dans la mémoire. J’étais un homme cuivré par le hâle et endurci à toutes les fatigues. Ma poitrine s’était élargie, et ma voix même avait pris un autre timbre et un autre volume.

Enfin, quand elle m’eut retrouvé à travers tout ce changement qui la désespérait, elle se calma, pleura de joie, et consentit à répondre à mes questions.

Je commençai par celles dont j’aurais pu faire d’avance la réponse. Les plus vieux ou les plus infirmes de mes parens étaient morts, et, comme je m’informais, par respect pour l’âge et le nom, d’un mien grand-oncle fort pauvre et fort égoïste que j’avais peu connu, la bonne femme me regarda avec stupeur.