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Qui sait si quelque jour, bientôt peut-être, elle ne serait pas forcée de travailler pour vivre ? Que ferait-elle alors ? Où irait-elle ? Il lui faudrait probablement se séparer de ces parens trop aimés et trop caressés dans leur capacité improductive, et aller remplir quelque obscure fonction d’institutrice pour gagner péniblement le pain de l’année.

Tout cela pouvait et devait arriver, et alors elle regretterait amèrement de n’avoir pas pris un soutien de famille, un ami aussi dévoué, mais plus ferme et plus clairvoyant qu’elle-même. Et moi qui avais autorisé et encouragé M. Louandre à me chercher et à me désigner une compagne, j’allais donc devenir pour jamais étranger à cette famille qui eût dû être la mienne ! Elle marchait à sa perte, et moi j’étais riche, j’étais devenu instruit, je pouvais la sauver, et je m’occupais de mon mariage ! Je n’avais plus qu’à dire : « Tant pis pour ceux qui n’ont pas voulu de moi ! »

Cette idée me parut monstrueuse. « Non, m’écriai-je en moi-même, cela ne sera pas ! Je ne me marierai pas. Je veux rester libre de sauver ma pauvre Love le jour où l’amitié fraternelle et l’amour filial qui me l’ont enlevée lui commanderont enfin de revenir à moi. Cela peut tarder trois ou quatre ans encore : eh bien ! n’y en a-t-il pas cinq que j’attends, et les années de ma vie où Love n’est pas comptent-elles désormais devant moi ? »

Je chassais de mon mieux ces résolutions romanesques et folles, mais mon cœur s’y obstinait, et jusqu’au soir j’errai dans le parc sans penser à chercher un gîte quelconque. Je ne me sentais plus vivre que par ma fièvre, et je ne voulais pas sortir de Bellevue sans avoir ressaisi ma volonté dans cette lutte de volontés contradictoires. L’amour l’emporta. J’allai droit à la ferme de Bellevue. On ne m’y reconnut pas, bien que je ne prisse aucun soin de me dissimuler. J’y passai la nuit, et le lendemain, après m’être informé de ce que je voulais savoir, je partis dans la direction d’Issoire.

La famille Butler s’était mise en route pour une tournée botanique ou géologique, comme elle en faisait tous les ans, soit au printemps, soit à l’automne. Je m’étais fait dire son itinéraire ; j’étais résolu à le suivre. Je voulais revoir Love sans qu’elle me vît. Il me fallait absolument savoir si je l’aimais encore, et dans le cas contraire, c’est-à-dire si sa présence ne m’inspirait plus rien, j’avais tout à gagner à me débarrasser une fois pour toutes de l’obsession de son souvenir.

J’arrivai à Issoire, où les Butler avaient passé la nuit. Ils étaient repartis le matin même, mais sans qu’on sût où ils s’arrêteraient sur la route des monts Dore par Saint-Nectaire. Ils voyageaient à petites journées dans leur voiture, avec leurs chevaux, leur cocher