Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/289

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et que toute jalousie se fut dissipée, je me pris à boire l’espérance dans cette larme que j’avais surprise. Et pourquoi cette âme tendre n’aurait-elle pas des aspirations vers l’amour, des regrets pour le passé ? Elle n’était pas assez ardente pour se briser dans la douleur, mais elle avait ses momens de langueur et d’ennui, et si ma passion voulait se contenter d’un sentiment doux et un peu tiède, je pouvais encore émouvoir cette belle statue et recevoir le bienfait caressant et infécond de sa pitié !

Je fus épouvanté de ce qui se passait en moi. Ravagé par cinq années de tortures, j’aspirais à recommencer ma vie en la reprenant à la page où je l’avais laissée.

XIX.

Cette larme décida de mon sort, et je m’attachai, sans autre réflexion, aux pas de la famille Butler. Je la suivis de loin au village du Mont-Dore, où l’on m’avait dit qu’elle comptait passer au moins huit jours. J’y arrivai à neuf heures du soir par une pluie diluvienne, et j’allai prendre gîte chez un tailleur de pierres qui avait sa petite maison couverte en grosses lames de basalte à quelque distance du bourg. Je me rappelais cet homme, qui m’avait autrefois servi de guide, et qui m’avait plu par son intelligence prompte et résolue. C’était une bonne nature, enjouée, confiante, brave, un de ces Auvergnats de la montagne qui aiment bien l’argent, mais qui, selon leur expression, connaissent le monde, et qui, comptant sur la générosité du voyageur, ne cherchent pas, comme ceux des villages, à l’exploiter et à le tromper. — François, lui dis-je en entrant chez lui, vous ne me connaissez plus, mais je suis un ancien ami ; j’ai eu à me louer de vous dans d’autres temps, et vous-même, vous n’avez pas eu lieu d’être mécontent de moi. Je suis déguisé, et voici ma bourse que je vous confie, ne voulant pas en être embarrassé dans mes courses. Vous ne perdrez pas votre temps avec moi, si vous voulez me garder le secret, me traiter devant tout le monde comme un de vos anciens amis qui passe par chez vous et qui vous rend visite. Faites que cela soit possible, et que personne dans le pays ne prenne ombrage de moi. Je sais que ce n’est pas aisé, car les guides sont jaloux les uns des autres, et je veux être guide pendant une semaine, sans avoir de querelles qui me forceraient à me faire connaître. Autrefois vous aviez coutume de dire, quand nous montions ensemble dans les mauvais endroits : On peut tout ce qu’on veut.

— Pour le coup, répondit François, sans retrouver votre nom et sans bien me remettre votre figure, je vous reconnais : c’est avec