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— C’est possible, mais sa sœur vous aime ; elle ne craint pas de se compromettre en vous écrivant. Je vois dans cette infraction aux convenances l’élan d’une belle âme. C’est à nous de lutter avec elle contre les obstacles de son intérieur, et de lui bien dire que nous ne doutons pas d’elle. Nous irons la voir, vous dis-je, nous irons dans deux ou trois jours.

Ma mère pensait engager encore plus la parole de Love par cette démarche ; mais les événemens la lui interdirent. Le médecin de M. Butler arriva au moment où nous nous disposions à partir pour Bellevue. Il venait de la part de M. Butler et de sa fille nous dire que Hope avait une fièvre nerveuse assez inquiétante, et il était chargé de nous en apprendre confidentiellement la cause. L’enfant, voyant que sa sœur allait se marier, était tombé dans une sorte de désespoir. Cela était fort injuste, fort blâmable à coup sûr, le père comptait l’en reprendre, la sœur espérait pouvoir passer outre ; mais avant tout il fallait guérir le petit malade, lui éviter tout sujet de chagrin, paraître céder à sa fantaisie. Donc je ne devais point songer à retourner à Bellevue avant huit jours. Jusque-là, le médecin promettait de m’envoyer fréquemment un bulletin de sa santé.

— Vous voyez ! dis-je à ma mère quand il fut parti. Tout est perdu ! Cet enfant mourra si elle lui résiste, et comme elle l’adore, elle lui sacrifiera tout.

Ma mère, avec ses habitudes d’esprit, son caractère morne et son âme désolée pour son propre compte, avait fait jusque-là de grands efforts pour me paraître tranquille et pour me soutenir. Elle était au bout de son initiative. Elle baissa la tête, et je vis rouler des larmes dans ses yeux fixes.

Je sentis alors pour la première fois sa peine passer dans mon cœur et se fondre avec la mienne. N’ayant pas assez connu mon père pour le pleurer, je n’avais jamais bien compris les larmes intarissables de ma mère. L’amour m’était toujours apparu comme une passion que l’âge doit éteindre ; mais depuis que j’avais senti la tendresse s’éveiller en moi, depuis que j’avais savouré auprès de Love la douceur des relations intimes, le charme de la confiance mutuelle, et caressé le rêve de l’amitié sainte unie aux ardeurs de la jeunesse, je pouvais comprendre la jeunesse brisée de ma mère, le vide de son cœur et l’horreur de la froide solitude où elle se consumait.

— Pardonnez-moi d’aggraver et de raviver vos peines, lui dis-je en me mettant à ses genoux. Vous vouliez me donner du courage, et je refusais d’en avoir. Eh bien ! c’était lâche. J’en aurai, je vous le promets. J’aurai même de l’espérance. Rien n’est perdu, et les craintes dont je vous afflige ne méritaient peut-être pas que je vous en aie entretenu. Attendons !