Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ont fait, tout un peuple d’après quelques individus dégradés par le contact extérieur et abrutis par l’ivresse : il nous a transportés au centre même de l’île, dans une société encore inculte et même quelquefois grossière, mais organisée, disciplinaire, douée d’intelligence et de curiosité. Quel sort prochain est réservé aux hommes qui la composent ? Dans le débordement des peuples de l’Europe, au milieu du vaste travail de colonisation et de conquêtes qui s’accomplit de nos jours depuis le centre de l’Afrique jusqu’aux plus lointains archipels de l’Océanie, réussiront-ils à préserver leur île de notre invasion, à échapper au contact mortel qui tue en ce moment les races de l’Australie, qui fait disparaître avec une si étonnante rapidité les beaux sauvages des Sandwich et de la Nouvelle-Zélande ? Les généraux qu’invoquait Radama, Hazo et Tazo, forêt et fièvre, la politique sagement méfiante de Ranavalo, sauront-ils prévaloir contre les ardeurs de la convoitise européenne ? Telles sont les questions qui se présentent naturellement à l’esprit au sortir d’Atanarive, et ce n’est pas un spectacle dépourvu d’émotions que ce dernier duel du sauvage qui demande à vivre contre l’homme civilisé revendiquant le sol et ses produits au nom de la supériorité de son industrie et de son intelligence. Madagascar semble menacée à la fois de deux côtés : par la France et par l’Angleterre. La France se prévaut de droits antérieurs à ceux de toutes les autres nations, et notre pavillon, installé tout autour de l’île, à Bourbon, à Sainte-Marie, à Mayotte, à Nossi-Bé, paraît attendre le moment de s’y planter de nouveau, car le nom de la grande île africaine a eu le privilège de survivre chez nous au naufrage de notre prospérité coloniale et d’y rester populaire. On demande donc que nous installions sur ce territoire, grand comme la France, une large colonisation pour faire concurrence à l’Inde anglaise : la latitude est la même des deux côtés de l’équateur. On trouve en abondance sur cette terre féconde la soie, le coton, le fer, et on peut y cultiver tous les riches produits des tropiques. Enfin on propose d’envoyer sur ces rivages, non plus le rebut de nos populations, mais des colons actifs, industrieux et bien préparés. Tout cela est fort judicieux, mais on semble oublier que pour coloniser il faut des bras, et il est probable que, parmi les plus chaleureux approbateurs d’un tel système, on n’en trouverait guère qui fussent disposés à réunir un capital de quelque valeur, comme le font aujourd’hui tous les émigrans sérieux de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, et à transporter leur activité, leurs intérêts, leurs affections sur un sol lointain. La France a perdu depuis près d’un siècle ses habitudes colonisatrices, et ne semble aucunement disposée à les reprendre ; c’est un fait que l’on peut envisager avec tristesse, mais il n’est que trop constaté par le